En observant la scène internationale dans ces lendemains des commémorations du soixantième anniversaire de la capitulation nazie devant les forces démocratiques et socialistes, il est peut-être le moment de s’interroger sur l’état, justement, de la démocratie. Le président américain George W. Bush en a fait la priorité de son second mandat, après avoir passé le premier à régler les affaires de son père. Mais l’héritier semble avoir pris son indépendance. Depuis quatre mois qu’il a été réélu, les ténors néoconservateurs ont quitté l’administration : Paul Wolfowitz, numéro deux de la défense, est parti pour la Banque mondiale, entraînant avec lui Douglas Feith, le cerveau de la guerre en Irak. Au Sénat, les démocrates livrent une bataille acharnée pour tenter de bloquer la confirmation de John Bolton, le candidat de la Maison-Blanche au poste d’ambassadeur aux Nations unies, qu’ils considèrent comme un « anti-multilatéral ». Il ne reste plus que le vice-président, Dick Cheney, et le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, puissantes figures de la droite. Mais une autre voix s’impose à la tête de la diplomatie américaine, celle de la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, célibataire intime du président. Une des raisons à la disparition, passagère il faut le craindre de ces « faucons » tient beaucoup à l’impasse dans laquelle ils mené les Etats-Unis en Irak. La multiplication des attentats de la guérilla depuis la formation du gouvernement, fin avril, a poussé l’armée américaine a lancer une importante offensive dans le nord-ouest du pays, l’opération « Matador ». Elle se heurte cependant à une résistance imprévue près de la frontière syrienne.
Une autre tiendrait à l’avènement de ce que le très bon site belge d’analyse, en français, des questions stratégiques, politiques, industrielles, « de défensa », appelait dernièrement « La démocratie religieuse » (Rubrique Contexte, Volume 20, n°11 du 25 février 2005, mis en ligne le 8 mars sur http://www.dedefensa.org/article.php?art_id=1393&PHPSESSID=1336dabd2eb39238abd386e6f2127ba7). Il est vrai que l’opération du State Department de Mme Rice à quelque chose de sacramentaire. L’action de USAid, en Géorgie, en Ukraine et en Kirghizistan, aussi bien qu’en Irak et au Liban s’est déroulée sur le même rite, constituant un étrange phénomène : tout s’est passé comme prévu, au point d’être accueilli comme une formidable « divine surprise ».
Sur « de defensa », Philippe Grasset y voyait une résurgence des années 1960, où « les élections dans les pays troublés ou sous tutelle, qu’ils fussent d’un bord ou l’autre, qu’il s’agisse de la Pologne communiste ou du Sud Vietnam américanisé, déclenchaient les sarcasmes de quelques-uns et, de façon bien plus répandue, l’indifférence la plus complète de la plupart. » Pourtant, à l’indifférence qui marquait à cette époque l’annonce des résultats, s’est substituée une sorte de concélébrations médiatiques autour de l’autel de la démocratie. Tout n’était plus qu’ivresse et hystérie.
La célébration est devenu un fait extraordinaire, qui ne se justifie plus par le rationnel. La seule chose qu’on puisse dire quant à la réalité de ces événements d’Europe orientale, du Caucase et du Moyen-Orient est que les populations connurent un moment politique heureux. On n’est assuré en rien que les conséquences réelles de cet événement ne soient pas catastrophiques, ce qui devrait conduire à appuyer sur la brièveté, voire la tromperie de ce bonheur.
« Alors, pourquoi cette fièvre, cette ivresse qui se sont emparées de notre monde de l’apparence, médias, relations publiques, virtualistes de tous genres ? L’hypothèse qui vient à l’esprit est de type irrationnel.
« La célébration ne fut pas politique, elle fut religieuse. La raison n’y jouait aucun rôle, parce que la raison, dans ce cas, qualifie cette célébration de trompeuse, d’ illogique et d’hypocrite. L’appréciation change si l’on avance que cette célébration fut d’abord religieuse. L’explication permet d’embrasser un comportement général et lui donne une explication beaucoup plus satisfaisante que celle de la simple propagande politique.
« La démocratie a, aujourd’hui, perdu tout son sens politique, si elle en eut de façon précise et significative. Elle est annexée par une représentation implicite faisant d’elle un “culte”. (L’Amérique sous GW et sa bande est justement décrite de la sorte, par Seymour Hersh: « We’ve been taken over by a Cult ». On comprend que GW et sa bande soient classés parmi les plus zélés des grands prêtres du culte religieux de la démocratie.)
« Cette religiosité nouvelle, voire inédite, dans l’appréciation de la démocratie est fortement renforcée par la religiosité des hommes et des tendances qu’ils représentent. Celle-ci pourrait sembler la cause principale de cette extension à la religion de la dévotion démocratique: GW Bush bien entendu, et des hommes comme Natan Charansky , son mentor israélien, qui se réfère clairement aux milieux extrémistes religieux juifs (Charansky est à la droite de Sharon; avec lui, Sharon paraît un modéré). Pour autant, cette caractéristique nous paraît être une facilité, le renforcement d’un sentiment qui existe d’une façon générale, qui la précède sans aucun doute. La célébration religieuse de la démocratie est une pratique qui touche largement les milieux laïques, ceux-là qui ont appuyé leur activité politique sur la dénonciation du fait religieux. Aujourd’hui, la célébration de la démocratie est d’autant plus ouverte aux hommes intensément religieux qu’elle s’est divinisée avant leur incursion ouverte.
« Comme le montre le cas irakien, cette célébration concerne un processus, un mécanisme et rien que cela. Les résultats importent peu, au point où il n’y a même plus d’organisation propagandiste de la chose, que cela concerne la participation (90 %, 72 %, 59 %) ou les résultats (chiites et kurdes vainqueurs, Allawi battu, sunnites absents, Irak pris entre la proximité de l’Iran des chiites et l’autonomisme kurde), — qu’importe, puisque les élections ont eu lieu. Le malheur qui suivra éventuellement sera automatiquement détaché du mécanisme qui l’a évidemment engendré, pour conserver la pureté du sentiment d’adoration pour le mécanisme. C’est le terme d’un long processus qui évoque l’évolution décadente d’une pratique religieuse. Le culte a remplacé, dans l’esprit de célébration, l’objet du culte. Le mécanisme est célébré comme une idole, sans souci de ce que donne ce mécanisme.
« Cette évolution correspondant au phénomène virtualiste est rendue possible par la soumission totale aux mécanismes d’une civilisation. La manipulation se fait au niveau de ce que produisent ces mécanismes (cela permet de fabriquer une nouvelle réalité). L’hyper-mécanisation de notre civilisation et la puissance des canaux de communication permettent cela.
« De façon évidemment fondamentale, cette évolution fait s’interroger sur le processus de la démocratie permettant l’intrusion du virtualisme et de la seule irrationalité religieuse. Aujourd’hui, la démocratie n’est plus un frein à nos excès mais une incitation à l’excès. Lorsqu’il décrivait “la dictature de la majorité”, Tocqueville ne nous avertissait pas d’autre chose. Par lâcheté et faiblesse, nous portons cette responsabilité inouïe : aujourd’hui la démocratie n’est pas en danger, elle est le danger. »
13.5.05
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