8.3.05

George Bush tire un premier bilan des progrès démocratiques dans le "Grand Moyen-Orient"

LE MONDE | 08.03.05 | 14h09

A Washington, les commentateurs portent au crédit du président américain et de son plaidoyer pour les libertés les récentes évolutions dans plusieurs pays de la région.

New York de notre correspondante

George Bush devait commenter pour la première fois, mardi 8 mars, "l'avancée de l'espoir et de la liberté"dans le monde arabe, lors d'un discours à la National Defense University de Washington. Selon le porte-parole de la Maison Blanche, le président américain devait dire en quoi la démocratisation réclame "un nouveau raisonnement" non seulement dans la région "mais dans les capitales démocratiques".
Avec plus ou moins de bémols, les médias américains et les politiques estiment que, de la "révolution orange" en Ukraine à la "révolution du Cèdre" au Liban, les événements donnent raison à M. Bush et à sa thématique des valeurs universelles. Unanimes, les commentateurs constatent que "l'Histoire est en mouvement", particulièrement au Moyen-Orient. Revue des commentaires.

L'administration : pas de triomphalisme. Les officiels évitent toute jubilation devant ce que les médias appellent le "Printemps arabe" et qu'ils tiennent pour un moment aussi déterminant que l'effondrement du bloc soviétique. La satisfaction n'en est pas moins visible, comme chez Condoleezza Rice. Selon la secrétaire d'Etat, il n'est "nul besoin de faire du triomphalisme"parce que, "si triomphe il y a, ce n'est pas celui de l'Amérique : c'est celui de l'esprit humain, de la volonté de l'homme de vivre libre". Interrogée, vendredi 4 mars, par la chaîne publique PBS, elle a cependant estimé que, "quand le président des Etats-Unis parle, cela compte".

La presse : historique. La presse salue le moment historique, le "séisme" ou le "pouvoir populaire" qui est en train d'ébranler la région. La rhétorique "libertaire" est aussi vue comme un antidote aux sentiments antiaméricains : au lieu de manifester contre les Etats-Unis, la rue arabe se mobilise pour la démocratie.
L'éditorial le plus remarqué a été celui du New York Times, qui rend un - rare - hommage au président pour avoir "hardiment proclamé la cause de la démocratie au Moyen-Orient à un moment où peu, en Occident, lui donnaient des chances". Le journal estime aussi que M. Bush "peut se permettre de revendiquer une bonne part de crédit dans beaucoup de ces avancées".
Pour Fareed Zakaria, dans Newsweek, M. Bush a eu "fondamentalement raison", notamment en imaginant le monde arabe autrement. "Peut-être est-ce en raison de sa relative ignorance de la région", hasarde l'éditorialiste. A l'inverse, Joe Klein, du magazine Time, est inquiet et évoque, dans la région, une "escalade de la tension entre chiites et sunnites".

Les néoconservateurs : l'exemple irakien. On les avait enterrés après l'échec de ce qu'ils voyaient comme une libération éclair de l'Irak. Ils sont de nouveau au zénith, d'autant que le discours d'investiture de M. Bush sur la liberté a fait apparaître le président comme "le néoconservateur en chef", selon l'expression de David Ignatius, dans le Washington Post.
Certains s'en prennent aux Européens qui refusent encore d'admettre que Ronald Reagan a joué un rôle décisif dans la libération des pays de l'Est et qui font la même moue aujourd'hui à propos du "Grand Moyen-Orient".
Certes, écrit le chercheur Max Boot, dans le Los Angeles Times, ce serait le "sommet de l'hubris" de porter le mouvement actuel au compte de l'action américaine : la pression montait depuis longtemps. Mais ce sont les élections en Irak qui ont "fait sauter le couvercle". Côté revanche, il n'est pas mécontent : "Les "néocons" n'étaient peut-être pas si fous, après tout".
William Kristol, l'un des penseurs du mouvement, estime que le 30 janvier -date des élections en Irak- restera probablement comme l'une des dates-clés pour la validation de la "doctrine Bush" en tant que réponse au 11-Septembre. Comme beaucoup, il s'appuie sur la réflexion faite par le leader druze, Walid Joumblatt, à David Ignatius sur l'exemplarité du vote irakien. "Pourquoi pas ici ?" "Si Bush parvient à réussir en Irak, à forcer la Syrie à se retirer du Liban et à affaiblir les mollahs iraniens, alors les historiens diront : Bush était prêt à se battre et il a eu raison", écrit M. Kristol dans le Weekly Standard.

La Syrie fait débat. Le "faucon" Charles Krauthammer estime qu'il faut "changer Damas pour changer la région". "Ce sont nos principes qui nous ont amenés à ce moment-là, après l'Afghanistan et l'Irak. Ils doivent nous guider maintenant à Damas, en passant par Beyrouth", insiste-t-il.

Les réalistes : prudence avec Damas. Les réalistes représentent l'envers des néoconservateurs. Ils réclament une certaine prudence sur la Syrie. Dans le New York Times, Flynt Leverett, un spécialiste du Proche-Orient à la Brookings Institution, met en garde contre toute tentative d'instaurer un gouvernement trop pro-occidental (et trop accommodant avec Israël) à Beyrouth. Il se demande si l'administration Bush comprend que le Hezbollah ne pourra que jouer "un rôle important" dans le nouvel ordre politique qui s'annonce.
Le plus urgent, c'est de stabiliser l'Irak, estime Marc Ginsberg, ancien ambassadeur au Maroc, dans le Washington Times. Le Liban n'est pas une priorité. La chute de Bachar Al-Assad risquerait de produire le même chaos qu'en Irak. Un régime affaibli est peut-être préférable, estime-t-il, à une explosion des "paléo-baassistes"à Damas. Les réalistes rappellent aussi que les élections ne suffisent pas toujours à apporter démocratie et stabilité, et en citent pour preuve Haïti. Ils minimisent enfin l'argument selon lequel la démocratisation anéantirait le risque terroriste. Les auteurs des attentats du 11-Septembre avaient prospéré en Europe, rappelle le New York Times.

Les démocrates : applaudissements forcés. Quelques francs-tireurs, comme le représentant Charles Rangel, de New York, n'ont pas craint de parler franc : "Ce que nous voulons, c'est attraper les terroristes, pas que des Américains meurent juste pour des élections."Mais la plupart des démocrates ont rejoint de plus ou moins bon cœur une thématique de liberté et de démocratie qu'ils peuvent difficilement récuser. Même le sénateur Ted Kennedy a admis, dimanche, que l'évolution dans la région était "extrêmement constructive", soulignant que le président n'était pas étranger à la "réflexion"sur la démocratisation du monde arabe. Membre du Conseil national de sécurité sous Bill Clinton, la diplomate Nancy Soderberg n'hésite pas à envisager que Mme Rice puisse recevoir le prix Nobel de la paix, si elle parvient à concrétiser la nouvelle donne israélo-palestinienne. En tant qu'Américaine, l'ex-ambassadrice serait "ravie" de la grande démocratisation du monde arabe, mais moins en tant que démocrate. "Si Bush réussit, c'en est fini pour vingt ans des démocrates", expliquait-elle, la semaine dernière, à New York.

Les experts : sceptiques. Professeur d'histoire à l'université du Michigan et auteur du "blog" le plus lu sur le monde arabe, Juan Cole s'interroge sur ce que vaut vraiment le discours sur la "liberté" en vogue à Washington. "Une grande part de l'autoritarisme en vigueur depuis 1945 au Moyen-Orient a en fait été soutenu (et quelquefois imposé) par Washington au nom de la guerre froide, relève-t-il. L'aspect positif du discours actuel sur la démocratisation - qui apparemment ne s'applique pas à l'Algérie, à la Tunisie, à la Jordanie, au Yémen, à l'Ouzbékistan et aux autres alliés contre Al-Qaida - est qu'il encourage les gens à penser qu'ils ont un allié s'ils descendent dans la rue." Mais, ajoute-t-il, "Washington sera durement mis à l'épreuve si les islamistes se rassemblent à Tunis pour demander le départ de Ben Ali."

Les Américains : décalés. Les Américains estiment que M. Bush est en décalage par rapport à leurs préoccupations. Selon un sondage CBS-New York Times publié le 3 mars, 59 % d'entre eux préfèrent se tenir à l'écart des affaires des autres pays plutôt que d'essayer de changer les dictatures en démocraties.

Corine Lesnes
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.03.05

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