23.3.05

La mer Noire et le rêve d'un grand lac européen

POINT DE VUE

LE MONDE | 23.03.05 | 16h01  •  Mis à jour le 23.03.05 | 16h01

n cette année 2005 placée sous le signe de la mémoire, il est une commémoration restée dans la pénombre : le 60e anniversaire des accords de Yalta, qui avaient partagé le monde en deux blocs antagonistes entre vainqueurs de la seconde guerre mondiale, le 4 février 1945. Et, pourtant, s'il est un fait historique qui frappe par son actualité, c'est bien celui de la réunification du Vieux Continent à l'heure de l'élargissement de l'Union.
Soviétique hier, aujourd'hui ukrainienne, demain européenne, Yalta parviendra-t-elle à s'affranchir du fardeau de son passé, elle qui n'apparaît aux yeux du monde qu'à travers le prisme de cette semaine de février 1945 ? C'est peut-être le cas depuis peu. Ville de la péninsule de Crimée, Yalta est au coeur d'une zone maritime en pleine mutation. C'en est fini du lac soviétique, désormais les pays de la mer Noire regardent vers l'Europe.
La Roumanie et la Bulgarie ont un pied dans l'Union européenne, la Turquie s'efforce de les rejoindre, la Géorgie et l'Ukraine ne veulent rien d'autre. Une nouvelle page s'est ouverte l'année dernière avec la perspective d'un "statut de voisinage immédiat" que les Vingt-Cinq ont promis à l'Ukraine et aux Etats du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). D'élection en élection, les Etats autoritaires ont gagné au fil du temps en transparence, en libéralisation des moeurs et en respect des droits de l'homme. En deux ans, les pays de la zone ont davantage progressé sur ce terrain que depuis la chute du Mur en 1989. Ainsi les équipes actuelles ont rompu avec les méthodes des régimes au pouvoir pendant des décennies et tentent de créer autour de ce lac de plus en plus européen une communauté de destin.
Ce regain démocratique ouvre à l'ensemble des peuples de la région trois voies de développement complémentaires. L'Organisation de la coopération économique de la mer Noire (Ocemn), créée en 1992 et jusque-là poussive, gagnera en visibilité et en cohésion. Ce forum régional dont six pays sont membres (Bulgarie, Géorgie, Roumanie, Russie, Turquie, Ukraine) et auquel cinq autres sont associés (Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Grèce, Moldavie) s'est inspiré du modèle de l'UE dans son fonctionnement. L'Ocemn est d'ailleurs devenue, depuis 1999, une vraie organisation économique avec une identité légale internationale reconnue. D'autres Etats (Autriche, France, Allemagne, Egypte, Israël, Italie, Pologne, Slovénie, Tunisie) y ont un statut d'observateurs. A l'heure où les conflits du Proche-Orient soulèvent l'incessante question des débouchés, ses terminaux (Odessa, Supsa, Novorossisk), ses gazoducs (le Bluestream qui emmène du gaz russe vers la Turquie) et pipelines (le Bakou-Tbilissi-Ceyhan ou BTC, pour l'acheminement du brut de la Caspienne vers la Méditerranée) accentuent sa dimension géopolitique.
L'OTAN ne s'y est pas trompée, elle qui accorde une attention toute particulière à la périphérie russe. Un statut particulier a été attribué à l'Ukraine. En 1997, ce pays a signé avec l'OTAN la charte sur le partenariat distinct prévoyant la création d'un mécanisme consultatif de gestion de crise susceptible d'être activé dès lors que Kiev percevrait une menace pour sa sécurité. En 2004, la Bulgarie et la Roumanie ont rejoint l'Alliance, avec, à la clé, l'implantation de bases militaires sur leurs sols ; la Géorgie n'a jamais caché son intention d'en être membre un jour et multiplie les programmes de coopération avec les pays de l'OTAN. De son côté la Turquie, membre historique, parraine son poulain géorgien, accréditant l'idée d'une mer Noire en phase de devenir sinon lac atlantiste, du moins occidental.

LA "GORGE D'ISTANBUL"

L'horizon d'une démocratie accomplie est cependant loin d'être atteint. L'amnésie ou le déni d'un pan de leur histoire reste vivace chez certains : la Bulgarie et la Roumanie par rapport aux Roms, la Turquie face aux Arméniens, la Géorgie envers ses minorités, l'Ukraine vis-à-vis de la question des Tatars de Crimée ont du mal à regarder leur passé en face. Comment la Russie réagit-elle à l'endroit de ces évolutions ? La vieille ambition d'un accès aux mers chaudes reste-t-elle d'actualité aux yeux du Kremlin, au moment où la zone de ses intérêts stratégiques est en train de lui échapper ? Le détroit du Bosphore reste un point crucial pour l'exportation du brut russe (près de 70 millions de tonnes par an, soit 30 % des exportations russes), dont la production rivalise aujourd'hui avec celle de l'Arabie saoudite.
Saisissant l'enjeu de la mer Noire, la Russie et la Turquie, les deux ennemis héréditaires, se sont subitement rapprochées, avant tout pour des raisons économiques, comme l'ont attesté les visites officielles quasiment simultanées des deux chefs de l'exécutif, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine.
De multiples projets d'oléoducs sont à l'étude pour contourner la "gorge d'Istanbul" (Istanbul Bogazi), laquelle, longue de 30 kilomètres et large de 3 kilomètres à 600 mètres à peine, est un passage naturel extrêmement périlleux. En 2004, le Bosphore a vu passer 52 000 navires, dont 9 500 chargés de produits pétroliers, et Ankara ne manque jamais de souligner les risques que ce trafic fait peser sur l'environnement. Quel tracé l'emportera ? Celui de Burgas (Bulgarie) jusqu'à Vlore (Albanie), via la Macédoine ? Cet autre, allant de la Bulgarie jusqu'au port grec d'Alexandropolis (sur la mer Egée) ? Ou bien encore celui partant du port turc de Samsun jusqu'au terminal de Ceyhan, sur la Méditerranée ?
La seule inconnue de taille reste la Russie. En pleine perte d'influence auprès de son ancien glacis, ce pays tarde à trouver sa place dans cette nouvelle configuration de la mer Noire, passée de l'expression géographique à une dimension politico-économique. Yalta lui avait garanti un statut de puissance mondiale, la nouvelle architecture de la mer Noire lui ôte, soixante ans plus tard, tout espoir de reconquête. Reste la symbolique, comme ce monument à Staline, Roosevelt et Churchill, une triple statue de bronze, que Moscou voudrait voir installer dans le parc du palais Livadia, là où se tint la conférence il y a soixante ans.

Marie Jégo et Gaidz Minassian
Article paru dans l'édition du 24.03.05

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