4.10.09

L'Europe, l'Europe, l'Europe

On ne saurait trop se féliciter de la ratification populaire irlandaise du traité de Lisbonne. En effet, ce vote relance la dynamique intégrationniste européenne après les désastreux rejets de la Constitution au printemps 2005. Certes, Tchèques, Polonais et Britanniques restent opposés au mouvement et le risque d'éclatement existe toujours. L'avenir nous dira si l'Europe fait toujours rêver ces anciens membres du Comecon, ou si leur entrée dans l'Union n'a pas été quelque peu précipitée. Déjà, le recul de l'engouement s'est manifesté lors des élections européennes de ce printemps. Même si les véritables motivations des électeurs étaient liées à la situation politique interne de chacun des Etats, faite de paysage politique européen intégré, la faible mobilisation électorale n'est pas sans poser des questions sur la réalité démocratique du mouvement européen.
Cela nous ramène aux raisons du revirement irlandais. L'économie de ce petit "Tigre" européen a subi de plein fouet la récession initiée il y a un an. Cet arrière-fond économique du débat constitutionnel irlandais rappelle étrangement les conditions de l'échec de 2005 en France. A cette époque également, le rejet de l'Europe s'était fondé sur des dogmes économiques forcément absent du texte fondamental politique. Là où les Français avaient trouvé trop de libéralisme en 2005, les Irlandais n'en avaient pas trouvé assez trois ans plus tard. La crise économique leur a montré que sans Europe - mais était-elle réellement partie -, l'Irlande retournait invariablement aux champs de pomme de terre du Connemara.
Est-ce réel ? Non, bien sûr. Avec ou sans Europe, les choix économiques appartiennent encore largement aux Etats et aux entreprises qu'elles accueillent sur leur territoire. La crise actuelle n'a pas remis en question cette inversion du sens commun qui entend soumettre le bien public aux réalités économiques, renvoyant les choix politiques à de simples arbitrages d'arrière-cour. Naturellement, la construction de l'Europe, mais surtout de nos sociétés contemporaines, ne peut se contenter de cette façon de faire. La responsabilité civique des politiques est trop souvent oubliée, aussi bien eux-mêmes que par leurs électeurs. Et les débats constitutionnels irlandais nous montrent à quel point l'Europe n'existe pas. La recette employée a été la même qu'en France au moment du vote de Maastricht : où le texte était accepté, où l'on nous promettait les sept plaies d'Egypte.
On ne bâti pas une conscience européenne, fondée sur une envie de vivre ensemble, sur de tels critères. Malheureusement !

19.1.09

Où est l'Europe ?

Le nouveau cessez-le-feu à Gaza incite à se poser quelques questions, non sur le bien-fondé de cette nouvelle guerre improductive, mais sur la responsabilité de la communauté internationale, et particulièrement sur le jeu européen ? L'Union est en effet le principal contributeur de la reconstruction des territoires palestiniens depuis 1993. On se souvient que le Président français Jacques Chirac a inauguré par deux fois le port de Gaza, l'aéroport étant laissé à d'autres... A chaque fois, pour chacun des édifices, une offensive israélienne était venu réduire à néant les investissements européens. Il n'est pas du propos de ce billet de s'interroger sur le bien-fondé de chacune des opérations militaires israéliennes, d'autre que nous l'ont déjà fait. Il s'agit simplement de pointer un travers des actions belligènes contemporaines, celui théorisé par le général Warden au début des années 1990.
Que disait-il ? Schématiquement, il estimait que pour faire plier un ennemi, il fallait détruire méthodiquement son potentiel de résistance, depuis le dirigeant jusqu'aux infrastructures. Le primat aérien est évident dans cette stratégie et toutes les armées l'ont utilisé, non seulement depuis la première guerre du Golfe, mais depuis que le monde est monde. Déjà les Grecs, en ravageant le territoire des cités qu'ils attaquaient, avaient compris que l'on pouvait gagner une guerre sans combattre, ou en le faisant le moins possible. La foutaise de la guerre des missiles, comme recyclage sans mémoire des bienfaits de l'artillerie, et de son corolaire de la défense anti-missiles, est ici un faux-problème. Chaque opération commence bien par un bombardement aérien, non ?
Pas différemment des autres armées, Tsahal applique ces préceptes dans ses combats contre les Palestiniens. Pour répondre aux roquettes artisanales, combien même de technologie iranienne - la charge utile et le système de guidage sont les seules choses importantes, et à ce jeu-là, le Hamas a encore du travail à faire -, il n'était nul besoin de cibler les commissariats de police, les écoles et les hôpitaux. Pour désolidariser la population de ses dirigeants islamistes, il s'agissait d'un moyen. Là encore, nous ne nous prononcerons pas sur les résultats opérationnels.
Nous rappellerons simplement que la reconstruction est un enjeu de la victoire, au même titre que les opérations militaires l'ayant précipitée. Or, dans l'optique israélienne, depuis leur échec de 1982, cette partie n'est pas la mieux assumée. Elle incombe pour beaucoup à l'Union européenne. Depuis les infrastructures jusqu'à la formation des personnels, l'Europe est impliquée dans le processus de construction nationale palestinienne. Pour cette raison, elle éprouve légitimement une lassitude face aux destructions qu'infligent à ses investissements les Israéliens.
Mais que fait-elle pour les protéger ? Évidement, il est illusoire de prétendre que l'Europe doit s'opposer à un État souverain luttant pour le respect de sa souveraineté. Mais, simplement, il faut rappeler que l'Union européenne porte en elle, par son inconstance diplomatique, une responsabilité, non dans l'offensive israélienne, mais dans la radicalisation du Hamas. Après avoir demandé, sinon imposé des élections démocratiques en Palestine, elle a permis à la population palestinienne de jouer la carte du Hamas. Et quelle a été la première attitude de l'Union européenne ? Suspendre son aide à l'administration palestinienne, qui se trouva dans l'impossibilité de payer les salaires des fonctionnaires... Ainsi, l'Union mettait en péril son investissement, simplement pas peur de déplaire à Israël et aux Etats-Unis. Il est vrai que l'on était en pleine "guerre mondiale contre le terrorisme" - on l'est toujours... Et que ceci justifiait bien cela.

19.9.08

Les «barbares» existent-ils ?

Par Hubert Védrine
Le Figaro, 19/09/2008

L'ancien ministre des Affaires étrangères s'interroge sur cette notion de «barbares» souvent utilisée pour qualifier certains acteurs de conflits dans le monde et dont l'essayiste Tzvetan Todorov estime qu'elle est étrangère à la culture européenne.

Tzvetan Todorov voudrait que les Français, les Européens, les Occidentaux cessent d'alimenter ce fameux «choc des civilisations» qu'ils prétendent récuser, s'en libèrent, et voient au-delà. Il met tout son talent qui est grand, sa conviction qui se sent à chaque page, sa culture philosophique qui n'est jamais lourde, à exorciser cette «peur» des «Barbares» (1) qui a envahi les États-Unis, et de là l'Occident tout entier à cause, ou sous le prétexte, du 11 Septembre. Elle a conduit au manichéisme et aux amalgames simplistes de la «guerre contre la terreur», à ne voir les musulmans qu'à travers l'islam, à réduire l'islam à l'islamisme, et l'islamisme au terrorisme, à n'envisager que des réponses en force, à s'interdire toute analyse et riposte politique. Au même moment, l'analyste américain Fareed Zakaria, dans son ouvrage The Post-American World, s'étonne de voir le pays le plus puissant du monde vivre dans la peur de tout et des autres.

Todorov a beau jeu, auprès de tout lecteur de bonne foi, de démonter l'usage historiquement fantasmatique du mot «barbares» - on est toujours le barbare de quelqu'un - d'expliquer que les «identités collectives» ont certes un cœur, mais qu'elles ont toujours été mobiles et n'ont jamais cessé d'échanger et de s'enrichir mutuellement ; que la guerre des mondes, qui paraît fatale, peut être évitée, surtout si l'on sait, s'agissant de la relation incandescente Islam/Occident, «naviguer entre les écueils» .

Pour lui, l'idée européenne - qu'il évoque avec des accents inspirés proches de Jorge Semprun, de Bronislaw Geremek jusqu'à sa mort, et d'Elie Barnavi encore récemment - contient l'antidote à toutes ces dichotomies dangereuses. Elle est fondée sur l'acceptation de la pluralité, non comme un héritage historique handicapant qu'on se résigne à assumer, mais comme un principe politique d'avenir et un atout.

On ne peut qu'être séduit par une telle approche qui appelle néanmoins deux questions, sur l'Amérique et sur l'Europe. Cette conception est le contraire exact, absolu, de l'idéologie et de la politique de l'Administration Bush pendant les huit années écoulées, dont l'influence sur les opinions occidentales, y compris française, a finalement été énorme. Todorov écrit, lui, à rebours, «on ne peut effacer les siècles d'histoire (...) au cours desquels les actuels “pays de la peur” (les Occidentaux) ont dominé les actuels “pays du ressentiment”(les arabo-musulmans)».

À ses yeux, «le préalable serait que les élites occidentales cessent de se considérer comme une incarnation du droit, de la vertu et de l'universalité (…) et de se mettre au-dessus des lois et des jugements des autres». Mais cela leur est consubstantiel ! «Le droit d'ingérence militaire, insiste-t-il, risque de faire percevoir les idéaux défendus par les Occidentaux - liberté, égalité, laïcité, droits de l'homme - comme un camouflage commode de leur volonté de puissance, et donc, de les déconsidérer.» Au contraire, recommande-t-il, «pour que la population musulmane des pays (arabes) puisse tourner son attention vers les causes internes de ses déboires, il faut supprimer les causes externes les plus voyantes - celles dont l'Occident est responsable». Et de citer la Palestine, l'Irak, l'Iran, l'Afghanistan.

Même si les réalistes républicains et démocrates essaient de repenser une politique étrangère américaine après les fiascos de l'Administration Bush, pourront-ils aller jusqu'à une telle remise en cause des a priori américains à l'heure où le monde émergent défie la Rome occidentale ? Cela supposerait au moins un rapport Baker-Hamilton pour l'ensemble de la région, pour dire comment réintégrer les réalités et traiter avec tous les «barbares».

Quant à la réponse européenne, Todorov a le courage de le reconnaître : même pensée comme une force, la pluralité ne suffit pas. L'angélisme qui consiste à projeter la situation de l'Europe sur le reste du monde est «inadéquat». L'Europe doit devenir une «puissance tranquille». Elle ne peut exclure par principe le recours à la force armée. Todorov est donc plus réaliste que ceux qui rêvent d'une Europe se contentant de son «soft power» (ses normes, son aide, ses conditionnalités, ses discours) et rayonnerait par son exemple démocratique et celui de son modèle social. Reste à en convaincre les Européens. Peut-être l'été 2008 aura-t-il descillé les yeux de beaucoup sur la réalité du monde, bien loin encore de constituer une «communauté internationale» ?

(1) Tzvetan Todorov, «La Peur des barbares»,Robert Laffont.