19.8.05

Le discret retour de l'ONU à Bagdad

IRAK Deux ans après l'attentat contre les Nations unies

Il y a deux ans, jour pour jour, survenait à Bagdad l'attaque la plus tragique de l'histoire des Nations unies, causant la mort de son émissaire spécial en Irak, Sergio Vieira de Mello, et d'une vingtaine de ses collègues. Aujourd'hui, le personnel étranger des Nations unies est de retour à Bagdad. Mais il est soumis à de strictes consignes de sécurité.

Bagdad : Delphine Minoui
[Le Figaro, 19 août 2005]

Sous le gros ventilateur de ce petit local du quartier Alwiya, plusieurs dizaines de femmes se sont donné rendez-vous pour discuter de leurs droits. Un sujet chaud à l'heure où la nouvelle Constitution menace de leur en retirer une partie. Au fond de la salle, une Irakienne aux cheveux courts, chemise trois-quarts et regard pétillant, prend discrètement des notes. Elle s'appelle Basma al-Khatib. Elle a 45 ans. Mais de son identité et de son métier, ses consoeurs de l'assemblée ne savent rien.
Une fois de plus, Basma est en «mission secrète». C'est elle qui a sponsorisé l'événement, via l'Unifem, le fonds d'aide des Nations unies aux femmes, son employeur à Bagdad. Par mesure de sécurité, ses cartes de visite flanquées du logo de l'organisation internationale restent cachées au fond de son sac à main. «Je sais que je suis une cible. Je dois redoubler de prudence», dit-elle.
Deux ans après l'attaque contre son siège de Bagdad, la mission de l'ONU en Irak relève d'une opération quasi clandestine. Après avoir été évacué en octobre 2003, un contingent international a été redéployé l'année dernière, avec un nouveau représentant, Ashraf Ghazi. Mais l'équipe est réduite au maximum et ses déplacements sont limités à l'enceinte de la «zone verte», périmètre ultraprotégé, qui héberge l'ambassade des Etats-Unis et les bureaux des principaux dirigeants irakiens.
En tout, 230 personnes – contre 900 avant l'attaque – travaillent aujourd'hui pour le compte des Nations unies en Irak. Elles sont réparties entre Bagdad et Erbil, au Nord, et Bassora, au Sud. Mais l'organisation refuse de révéler le pourcentage d'expatriés. «J'ai l'impression d'être en résidence surveillée», concède l'un d'entre eux sous couvert de l'anonymat. Il est venu travailler sur le processus électoral. C'est, avec la Constitution, l'un des gros dossiers des onusiens présents aujourd'hui en Irak. De la «zone rouge», le vrai Bagdad, celui des attentats, des enlèvements, où survivent au quotidien quelque 5 millions d'Irakiens, il ne connaît que les images qu'il regarde le soir sur CNN.
Cet autre Bagdad, c'est le territoire de Basma et de nombreux autres Irakiens qui ont fait le choix courageux de poursuivre leur travail de terrain. Certains d'entre eux exercent même leur métier à l'insu de leur famille. «Rester dans la zone verte, c'est fréquenter uniquement certains politiciens irakiens. C'est aussi répéter les mêmes erreurs que l'Autorité provisoire de la coalition, pendant la période transitoire qui suivit l'invasion américaine. Si vous voulez aider la population, vous devez être à ses côtés», confie Basma, dans un anglais parfait.
Ses journées, elle les passe à naviguer entre différentes associations féminines à la recherche de nouveaux projets à soutenir. Il lui arrive de remettre des enveloppes de 5 000 à 10 000 dollars. Quand elle rentre le soir à la maison, parfois vers 22 heures, le boulot n'est pas terminé. Entre deux coupures d'électricité, elle doit rendre compte, par e-mail, de l'avancée du travail à sa chef de mission, basée à Amman, en Jordanie, où des agences des Nations unies continuent à piloter des projets de façon télécommandée. «A chaque fois qu'elle me répond, j'ai droit à un petit message de rappel à l'ordre à propos de ma sécurité», souffle Basma.
Pour se protéger, elle s'est imposé ses propres règles. «J'appelle mon mari et mes filles plusieurs fois par jour. Je n'emprunte jamais les mêmes itinéraires. Je ne fais confiance à personne, ni à la police ni aux membres du gouvernement. Il y a un an, j'ai arrêté de conduire ma propre voiture et mon chauffeur est équipé d'un pistolet discret», raconte-t-elle. Autant de mesures qu'elle n'a cessé de renforcer au cours des deux années qui ont suivi l'attaque tragique contre l'hôtel Canal, ancien siège des Nations unies à Bagdad.
Une chose est claire, dit-elle : «Cette attaque a été un vrai traumatisme pour l'Irak. Il y a l'avant-attaque et l'après-attaque.» L'avant : un Irak tout juste débarrassé de Saddam Hussein, où les attentats des insurgés ne visaient que les troupes d'occupation. L'après : une spirale infernale de violence où plus personne n'est épargné.
Ce fameux 19 août 2003, Basma s'en souvient dans le moindre détail. «Je venais d'assister à une réunion à l'hôtel Canal», dit-elle. Deux heures plus tard, alors qu'elle venait de quitter les lieux, une énorme explosion secoue la capitale. Très vite, un énorme nuage de fumée noire se déploie au-dessus de l'hôtel Canal. «C'était la panique. J'ai appelé ma collègue Nada Youness. Ça a longtemps sonné, jusqu'à ce que quelqu'un décroche et hurle : «Elle est morte !», raconte Basma. «J'ai perdu beaucoup de gens que je connaissais dans cette tragédie», dit-elle.
Sous le choc, Basma décide pourtant de rester en Irak, en dépit de cette inquiétude croissante renforcée par la multiplication des attentats. Sans compter le douloureux assassinat de sa meilleure amie, Amal al-Ma'amalachi, professeur d'université et féministe chevronnée, en novembre 2004. Le même mois, on apprenait aussi la décapitation de l'anglaise Margareth Hassan, par le groupe de Zarqaoui, le terroriste le plus recherché d'Irak. «Je ne suis pas sortie de chez moi pendant trois semaines. J'ai recommencé à fumer» , dit Basma.
Et puis, la vie a repris, malgré tout. «J'essaye de mener une vie normale. Mes filles suivent des cours de tennis et de piano» , dit-elle. Elle sait pourtant qu'aux yeux des terroristes, elle n'est qu'une «collaboratrice» à la solde des étrangers. «Jusqu'ici, je n'ai jamais été menacée. Peut-être que je suis sur leur liste, mais je dois être à la fin d'une longue liste» , dit-elle avec un sourire pincé.

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