Le Liban se vide de ses ouvriers syriens
Par Anaïs BERANGER
mercredi 30 mars 2005
Beyrouth correspondance
«Les ouvriers libanais n'aiment pas faire d'heures supplémentaires», s'agace Samir Diab, chef de projet sur un chantier, en mâchonnant nerveusement son cigare cubain. «Les Syriens, eux, ils s'activaient douze heures par jour sans rechigner, poursuit-il, les yeux rivés sur le calendrier. Nous n'aurons jamais fini la construction du bâtiment dans les délais.» Depuis l'attentat qui a coûté la vie à l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février, ce quinquagénaire pressé a dû se résigner à piocher dans la main-d'oeuvre locale. Les 150 travailleurs syriens qu'il employait ont abandonné le chantier les uns après les autres. Aujourd'hui, il n'en compte plus que cinq, des cadres auxquels il tient comme à la prunelle de ses yeux car ils constituent le seul lien avec les autres, rentrés au pays par peur des représailles.
Symbole. Très vite, la fureur des Libanais, qui ont imputé la responsabilité de la mort de l'homme d'affaires sunnite à leur puissant voisin, s'est déversée sur ces ouvriers, symboles visibles de l'occupation. Leur nombre était estimé entre 300 000 et 800 000. Passages à tabac, jets de pierres, insultes, la vindicte populaire a été d'une rare violence, à tel point que les hommes politiques sont montés au créneau pour lancer des appels au calme. «Les services de renseignements sont une chose et l'ouvrier syrien en est une autre, a ainsi déclaré Walid Joumblatt, l'un des leaders de l'opposition. Il ne faut pas faire preuve d'animosité à leur égard.»
Peine perdue. Quelques jours plus tard, l'un de leurs campements, abritant une quarantaine de tentes, était incendié à Minieh, dans le nord du pays, tandis qu'à Saïda, au sud, les agressions se poursuivaient. «Je dispose d'informations d'après lesquelles 20 à 30 ouvriers syriens ont été tués récemment», déclarait, le 16 mars, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Des chiffres invérifiables, mais qui n'ont pas rassuré ceux qui avaient fait le choix de rester, malgré les risques. «Je n'ai pas de travail en Syrie, témoigne Jassem, installé au pays du Cèdre depuis trois ans. J'ai hésité à rentrer mais, finalement, j'ai décidé de garder mon emploi ici. Simplement, je ne sors plus la nuit et je suis prêt à partir à tout moment.» Son camarade Ahmad acquiesce : «Mes parents veulent que je quitte le Liban. Moi, je reste confiant. C'est un peu comme ma seconde patrie.» Leur supérieur hiérarchique interrompt la conversation. «Vous savez, si certains d'entre nous les ont maltraités, explique-t-il, c'est parce qu'ils avaient de bonnes raisons. Les manoeuvres étaient souvent de mèche avec les Moukhabarat, les services secrets syriens. Ils écoutaient nos conversations et, si nous voulions les renvoyer, ils revenaient le lendemain avec leurs amis des renseignements pour nous menacer.»
La Syrie paie aujourd'hui le prix de ce départ massif, car les ouvriers expatriés au Liban dépensaient l'essentiel de leurs revenus dans leur pays d'origine. Des devises précieuses pour l'Etat du président Bachar al-Assad, dont l'économie est au bord de l'asphyxie. Mais le départ de cette main-d'oeuvre bon marché ne fait pas non plus les affaires des entrepreneurs libanais. Avec des salaires de 300 dollars par mois (232 euros) pour un travailleur non qualifié, ils étaient nettement plus rentables que les employés locaux, qui réclament environ 500 dollars par mois (387 euros) pour le même travail. «Sans compter que les ouvriers locaux, qu'ils soient libanais ou palestiniens, sont moins malléables et qu'ils coûtent cher en charges sociales, alors que les entreprises ne cotisaient pas pour leurs collègues de Damas», explique Nicolas Sbeih, rédacteur en chef de l'hebdomadaire économique Commerce du Levant.
Mohammed, quant à lui, se frotte les mains. Après quatre ans de chômage, il a enfin trouvé du travail pour subvenir aux besoins de ses deux enfants. «Et non seulement mon salaire est plus important, puisque je ne dois plus faire face à la concurrence des Syriens, se réjouit-il, mais, en plus, j'ai la sécurité de l'emploi, ils ont trop besoin de moi.» Dans un pays où le taux de chômage serait proche de 15 % (il n'existe pas de statistiques officielles), les couches défavorisées de la population, qui ont longtemps reproché aux travailleurs étrangers de voler le pain des Libanais, applaudissent. «Maintenant, je n'aurai plus besoin de partir dans le Golfe pour avoir une chance de décrocher un boulot», témoigne Abdallah, rentré il y a peu du Qatar.
Diplômés. Du côté des patrons, en revanche, c'est la soupe à la grimace. «Les agriculteurs, les transporteurs, les industriels, tous ceux qui ont besoin d'employés non qualifiés ont des problèmes. Nous espérons qu'ils vont revenir le plus vite possible», soupire Samir Diab, en jetant un regard désabusé sur son chantier de construction qui a déjà pris plusieurs semaines de retard. «Je ne pense pas que les Libanais pourront tous les remplacer, ajoute Nicolas Sbeih, tout simplement parce qu'ils sont plus diplômés et n'ont pas envie de faire certaines tâches jugées dégradantes comme le tri des ordures. A terme, les Syriens devraient reprendre leur place.»
Mais, pour l'instant, seuls les travailleurs isolés, qu'ils soient concierges ou gardiens d'immeuble, ont refait surface. «Nous ne nous sentons pas en danger, explique Abdel, chauffeur d'un riche homme d'affaires, parce que nous ne sommes pas visibles et que nos employeurs nous protègent.» Pour les autres, l'heure du retour ne semble pas avoir sonné. Les Syriens sont tenus pour responsables des attentats et incidents qui se sont multipliés ces derniers jours au pays du Cèdre et, même si la colère des premières semaines est retombée, la haine accumulée parfois depuis trente ans contre l'occupant pourrait engendrer d'autres flambées de violence, si la situation venait encore à se dégrader.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=286006
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