30.3.05

Pourquoi le non ?

LA CHRONIQUE d'Alexandre Adler

[Le Figaro, 30 mars 2005]

A présent que la catastrophe se dessine avec une inexorable montée du non au référendum sur l'Europe dans tous les sondages d'opinion concurrents, mais ici convergents, deux paradoxes semblent devoir être médités. On nous dit que les partisans du oui appartiennent à toutes les forces politiques, ou plutôt aux deux grandes forces politiques opposées. Je prétends que cette campagne du oui inaugure la redéfinition complète de la géographie politique du pays et qu'il n'y a plus aucune opposition sérieuse entre les directions actuelles du Parti socialiste et du Parti conservateur, l'UMP.
Au regard superficiel et phénoménologique, le non ressemble à un ensemble émietté de tribus concurrentes qui ne concourent ensemble à la même issue qu'en multipliant des embuscades séparées, tels les Afghans de la légende. Je prétends ici que le bloc du non est tout aussi homogène que l'est le bloc du oui. Peut-être s'agit-il même de l'émergence des deux forces qui vont s'opposer dans la crise française, à présent ouverte. Que les doctrines actuelles des socialistes modérés et des conservateurs éclairés tendent vers l'unicité est un phénomène reconnu à l'échelle de l'Europe entière.
En Italie, la coalition de centre gauche, aux frontières variables, s'est constituée par le mariage d'anciens communistes – revenus de beaucoup de choses – et de démocrates-chrétiens – un peu revenus de la Rome de l'Opus Dei et très revigorés par Bruxelles et ses appétits de «buongoverno». C'est d'ailleurs cet effet européen qui constitue aujourd'hui... le parti européen qui, en France, se bat à présent le dos au mur.
Jacques Delors, un socialiste d'origine fièrement catholique et très ouvert à la doctrine sociale de l'Eglise, y a précédé Romano Prodi, un démocrate-chrétien de gauche devenu, faute de mieux, le leader d'un mouvement communiste italien en capilotade. Leur parrain à tous aura été Helmut Kohl, un démocrate-chrétien allemand qui jamais, au long de ses quinze ans de règne, n'aura manifesté la moindre complaisance pour les doctrines libérales anglo-saxonnes et consolidé l'Etat providence avec une telle énergie que son successeur social-démocrate, Gerhard Schröder, aura hérité de la tâche ingrate de le démanteler. La Couronne, disait-on dans l'ancienne France, «saisit le vif», ce qui voulait dire que c'était la royauté qui créait avec ses lois fondamentales les rois, et non l'inverse. Aujourd'hui, c'est l'Europe qui remanie les partis et non les partis qui remanient l'Europe.
François Hollande – héritier de Jacques Delors plus encore que d'un Lionel Jospin dont il n'a jamais partagé les cultures successives – tout comme Nicolas Sarkozy – successeur légitime d'un Edouard Balladur qui se battit deux ans durant pour maintenir la barre de l'euro – n'ont pas que le complet veston (évitons ici le mot de veste comme celui de corde dans la maison d'un pendu) à l'identique : ils ont été choisis par l'Europe en marche pour accomplir son programme.
Choisis mais non élus ! L'élection en France ne s'est en effet jamais faite sur ce choix, par ailleurs réfléchi et porteur d'avenir, mais sur des fariboles qui cimentent encore des partis tous nés de la révolution industrielle et de sa structuration solide en classes sociales plus ou moins antagonistes. C'est ainsi que la direction néodelorienne du Parti socialiste dépend du suffrage des démagogues de carrefour qui vaticinent encore sur des versions à peine amendées du modèle soviétique rebaptisé altermondialisme. Sans qu'il y ait symétrie parfaite, la droite conservatrice, devenue au fil des ans un centre droit libéral social, continue ses génuflexions électoralistes à cette frange de ses électeurs issus de classes moyennes en déroute qui sont séduits par la gouaille impertinente de Le Jolis de Villiers de Saintignon mais pensent très fort aux rassemblements de rebouteux, de kinésithérapeutes en chômage et de mythomanes négationnistes qui a nom Front national.
Mais, à l'évidence, ces soutiens électoraux à éclipse ont jusqu'ici empêché les deux partis qu'Alain Minc avait si courageusement mais si impru demment définis comme appartenant au «cercle de la raison», tout simplement de s'expliquer. Je comprends que Pascal Lamy tout comme Michel Barnier d'ailleurs aient accepté, en leur temps et sans entrer dans les détails où gisait le diable, le principe de la directive Bolkestein, lequel est dans le droit-fil de la constitution du marché unique dans le domaine des services.
Le malheur, c'est que jamais Pascal Lamy ne pourrait s'expliquer franchement sur ce point malgré son très réel talent pédagogique et sa sensibilité démocratique dans un parti où le secrétaire général, François Hollande, se fait régulièrement gifler par les brutes et les hommes de main de José Bové en croyant devoir tendre l'autre joue. Au demeurant, je ne vois pas l'UMP m'inviter pour y défendre le bien-fondé de la candidature turque. C'est ce refus de combattre sous son propre drapeau, celui d'une mo dernité libérale, laïque, démo cratique et sociale, qui plombe aujourd'hui l'Europe à l'échelle du continent. Mais la France, nous le savons bien depuis Karl Marx qui l'a baptisée «terre classique des affrontements politiques», a le rare talent pour exprimer très fort et de manière très cohérente les contradictions qui traversent la société et la culture européennes.
En face, le parti du non est beaucoup plus cohérent qu'on ne veut bien le dire. Il y a en effet une convergence de plus en plus forte entre le corporatisme des salariés de la fonction publique, le corporatisme des classes moyennes désorientées, le rejet d'un modèle de développement qui semble acclimater, sans jamais le dire, la notion de risque et celle d'individualisme créateur. Là aussi le rassemblement néocorporatiste n'a pas encore levé son véritable drapeau. Celui-là n'est pas européen, mais pas français non plus. Il est même américain ! Mais de l'autre Amérique, celui de Kirchner et de Chavez, celui des petits rentiers prédateurs, des spoliateurs à la petite semaine et des xénophobes exaltés : il s'appelle le péronisme. Donnons-lui la chasse tout de suite et évitons-nous la déconvenue du non. Finalement, cette bataille nous permettrait d'entrer tout de suite, et sans convulsions supplémentaires, dans cette modernité tant attendue qui refera la France grande.

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