24.3.05

La guerre froide a perdu son cerveau

diplomatiques

Par Jacques AMALRIC
jeudi 24 mars 2005

Ce 9 février 1946, sous prétexte de lancer une campagne électorale dont tout le monde connaît déjà les résultats, Staline prononce un important discours sur l'état du monde après la Deuxième Guerre mondiale, dont il rend responsable, non pas Hitler, mais la crise du système capitaliste de l'économie mondiale. Pas question, annonce-t-il, de pactiser avec le monde capitaliste. L'alliance antinazie d'hier a vécu. Le système socialiste est sorti du conflit mondial plus puissant que jamais. Le prolétariat mondial doit poursuivre la révolution et, à cette fin, l'Union soviétique doit tripler en cinq ans sa production industrielle et d'armements.
Le défi lancé par Staline, dont les armées lui ont déjà assuré la part du lion en Europe centrale et orientale ainsi qu'à Berlin, ravive le débat qui se déroule au sein de l'administration Truman pour savoir s'il est possible ou non de trouver un terrain d'entente entre le monde démocratique et l'Union soviétique. Quelques semaines plus tard, la question sera tranchée pour les quarante ans à venir, sinon par un homme du moins par son analyse de la situation internationale qui plaide en faveur du «containment» de l'URSS, c'est-à-dire pour «un long, patient, ferme et vigilant endiguement des tendances expansionnistes russes».
Cet homme, mort la semaine dernière à Princeton (New Jersey) à l'âge de 101 ans, s'appelle George Kennan. Lorsque le département d'Etat demande son avis sur la diatribe de Staline à l'ambassade américaine à Moscou, Kennan n'est que ministre conseiller. Mais comme l'ambassadeur en titre, Averell Harriman, est absent, c'est au numéro 2 de répondre. Ce que George Kennan va faire dans une dépêche de huit mille mots qui est passée à l'Histoire sous le nom du «long télégramme». Pour l'époque, c'est un texte d'une lucidité extraordinaire. «Dans le dogme du marxisme, écrivait notamment Kennan, les bolcheviques ont trouvé la justification de leur crainte instinctive du monde extérieur, de la dictature sans laquelle ils ne savent pas gouverner, des cruautés dont ils n'osent pas faire l'économie, des sacrifices qu'ils se croient obligés d'exiger. Au nom du marxisme, ils ont extirpé toute notion de morale ; c'est la feuille de vigne de leur respectabilité. [...] Sans le marxisme, ils se présenteraient devant l'Histoire comme les derniers de cette longue série de despotes cruels qui ont impitoyablement fouaillé le pays pour atteindre une puissance militaire toujours plus grande pour garantir la sécurité extérieure de leurs régimes intérieurement fragiles. [...] Nous sommes en présence d'une force politique fanatiquement convaincue qu'il ne peut exister de modus vivendi permanent avec les Etats-Unis. [...] Cette force politique dispose d'une manière absolue des énergies d'un des plus grands peuples du monde, d'un système lui permettant d'exercer son influence dans d'autres pays. [...] Le problème consistant à tenir tête à cette force est indiscutablement le plus grave et le plus difficile que notre diplomatie ait jamais eu et qu'elle aura probablement jamais à traiter.»
George Kennan, qui avait été nommé à son retour d'URSS à la tête du Policy planning staff du département d'Etat, affina son analyse et ses propositions dans un article, lui aussi historique, publié en juillet 1947 dans la revue Foreign Affairs. Intitulé Les sources du comportement soviétique, le texte était signé «X», mais l'auteur fut vite démasqué par le New York Times. Reprenant son concept de «containment» («Une politique ferme contenant les Russes par une force contraire exercée en tous les points géographiques où ils montrent des signes d'empiètement»), Kennan y ébauchait celui d'une dissuasion politico-économico-militaire, estimant que si l'URSS «rencontre des barrières infranchissables sur son chemin, elle les acceptera et s'en accommodera avec philosophie». Plus étonnant, il anticipe l'implosion de l'Union soviétique et écrit : «S'il devait survenir quelque élément qui désorganise l'unité et l'efficacité du parti en tant qu'instrument politique, la Russie soviétique pourrait se transformer du jour au lendemain en une société des plus faibles et des plus pitoyables.»
Paradoxalement, George Kennan ne fera pas une grande carrière à Washington. Esprit aussi libre que lucide, il n'était pas fait pour naviguer dans les eaux du pouvoir. Après avoir participé à la mise en place du plan Marshall - du nom du secrétaire d'Etat de Truman - et s'être impliqué dans le renforcement des activités secrètes de la CIA, il est nommé en 1952 ambassadeur à Moscou pour être déclaré cinq mois plus tard persona non grata par Staline. A son retour, au début du maccarthysme, il est écarté de la diplomatie par John Foster Dulles, le secrétaire d'Etat d'Eisenhower, qui jugeait la doctrine d'endiguement «trop passive» et rêvait de «refoulement». Curieusement, il est alors «récupéré» par le frère de Dulles, Allen, qui dirige la CIA, mais, en désaccord avec le ton agressif de la diplomatie américaine à l'égard de l'URSS, il quitte le service public et se réfugie à Princeton qu'il ne quittera plus, sauf pour prendre en charge l'ambassade américaine en Yougoslavie, pendant les années Kennedy.
Depuis plus de trente ans, il faisait figure de vieux sage élitiste et sceptique de la diplomatie, regrettant la «militarisation» du concept d'endiguement, la course aux armements qui s'ensuivit, les dérives de la CIA (qu'il se reprochait) et la guerre du Vietnam.
Il n'avait pas été plus tendre à l'égard de l'engagement américain dans l'ex-Yougoslavie, de l'élargissement de l'Otan, de l'intervention en Irak et de la notion de guerre préventive.

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=284650

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