28.3.05

Discours américain et méthode tunisienne

«GRAND MOYEN-ORIENT» Une réflexion sur la façon de faire progresser la démocratie

Par Mezri Haddad * et Antoine Sfeir **
[Le Figaro 28 mars 2005]

Que le projet néowilsonien du président Bush d'impulser un «Grand Moyen-Orient» démocratique et d'abattre les tyrannies soit utopique ou réaliste, nul ne peut en infirmer la noblesse morale, ni en contester l'urgence politique. Le monde musulman est bel et bien malade. Il souffre de deux nécroses consubstantielles : l'intégrisme religieux et le népotisme politique.
Exceptés les autocrates invétérés et les adeptes de l'antiaméricanisme primaire, tout le monde est d'accord sur la nécessité impérieuse d'instaurer la démocratie. Ce qui suscite réserves et critiques, ce n'est donc pas le projet en tant que tel mais la manière «unilatéraliste» et «messianiste» de le réaliser. Beaucoup redoutent le syndrome de Gribouille : à savoir que le «fondamentalisme démocratique» – l'expression était déjà chez Garcia Marquez – plutôt que d'arrêter la prolifération de l'islamisme, entraîne sa métastase.
Autrement dit, la crainte est grande que l'effet dominos démocratiques escompté par les néoconservateurs tourne à la chute en cascade dans l'univers cauchemardesque du totalitarisme islamiste. D'où l'avertissement que certains tirent des élections irakiennes (les chiites sont au pouvoir), nonobstant leur succès ponctuel qui exprime une aspiration profonde à la démocratie. Mais, on ne le sait que trop depuis Rousseau : «La liberté est un aliment de bon suc et de forte digestion ; il faut des estomacs bien sains pour le supporter.» Dans son discours à Sciences po, Mme Rice ne disait pas autre chose : «La liberté doit être choisie, elle ne peut être octroyée et certainement pas imposée.» La France n'avait donc pas tout à fait tort !
Répandre la démocratie dans le monde arabe, veiller à ce que cette dynamique vertueuse profite aux démocrates et non aux théocrates, tel est désormais le grand dilemme de l'Administration américaine. D'où l'importance d'accorder les moyens (sujet de discorde entre Américains et Européens) et la fin (objet de consensus). Et dans cet exercice, il serait peut-être utile de méditer l'expérience tunisienne, à bien des égards méritoire. Certains – et pas seulement le président Chirac – érigent même cette expérience en modèle. En janvier, c'est le journal The Washington Times qui écrivait : «La Tunisie est, ou plutôt devrait être, un cas d'étude pour les politiciens de l'Administration Bush qui s'efforce de faire face au dilemme de la pauvreté, de l'extrémisme religieux au Moyen-Orient.»
Il est vrai que le projet américain de démocratiser le monde arabo-musulman, d'en extirper le virus intégriste, d'y enraciner une culture de la tolérance, d'y provoquer l'émancipation de la femme, donne rétrospectivement raison aux choix stratégiques de la Tunisie. En effet, s'attaquer aux racines de l'activisme islamiste, assigner à ce traitement curatif une finalité démocratique, conforte le président Ben Ali, et à double titre.
Primo, les multiples réformes exigées par les Etats-Unis pour enrayer les causes intrinsèques de l'intégrisme religieux, ont été appliquées en Tunisie, dès 1987. Secundo, le combat que Ben Ali a dû livrer aux intégristes ne l'a pas détourné d'un autre combat qu'il sait décisif : l'ancrage démocratique. Cette réalité – parfois contrariée par un autoritarisme atavique ou ternie par certaines restrictions aux libertés formelles d'autant plus regrettables qu'«insignifiantes» comparées aux libertés réelles déjà acquises – a été reconnue par George W. Bush lorsqu'il a reçu Ben Ali en 2004 : «La Tunisie est en mesure, aujourd'hui, de jouer un rôle avant-gardiste en matière de consécration des valeurs de démocratie et de liberté dans la région du Moyen-Orient.»
L'expérience tunisienne n'est pas parfaite, mais d'ores et déjà, elle pourrait, en effet, servir de paradigme à tous les pays arabo-musulmans qui voudraient, par choix, crainte ou contrainte, engager des réformes endogènes. Cette ambition d'être une force régénératrice pour un monde arabe frappé de sclérose, Ben Ali l'a manifestée lors du sommet arabe qui s'est tenu à Tunis en mai 2004. Force également modératrice et réconciliatrice, dont Tunis vient de faire preuve en invitant Ariel Sharon à participer au sommet mondial sur la société de l'information.
Parce que ce modèle tunisien a été partialement évalué – l'on parle toujours de ses titres de faiblesse, jamais de ses titres de noblesse –, il convient de le juger à sa juste valeur en commençant par rétablir certaines vérités. La première, c'est qu'il n'y a pas de compromis possible avec les islamistes. Cela ressemble aujourd'hui à un truisme, mais il y a à peine quatre ans, celui qui osait de telles affirmations s'exposait au redoutable châtiment de l'excommunication. Et pour cause, la tendance était à l'islamophilie et à l'islamo-progressisme : l'on pressait certains gouvernants arabes à reconnaître ce que d'aucuns appelaient l'islamisme modéré, sous le prétexte fallacieux que ce courant est une composante incontournable de la sociologie arabe. A l'inverse de certains dirigeants, Ben Ali ne s'est pas plié à ces exigences essentialistes et culturalistes, qui ne trompaient personne sur leur dessein politique. Connaissant la logique subversive de l'intégrisme et sa finalité totalitaire, il en a interdit toute expression politique.
La seconde vérité, c'est qu'il n'y a pas de démocratie sans un minimum de bien-être social et de prospérité économique. Bien avant de devenir célèbre par son «choc des civilisations», Samuel Huntington soutenait que les pays du tiers-monde devraient limiter «l'effet désordonnant de la démocratie», pour se concentrer sur «la construction d'institution et la création d'une épargne nécessaire à une croissance économique soutenue» (cité par Daniel Brumberg, Moyen-Orient, l'enjeu démocratique, trad. franç. éd. Michalon, 2003). Il n'y a donc pas de libéralisme politique sans son corollaire, sa condition sine qua non : le libéralisme économique. Celui-ci a été, dès 1987, un choix d'autant plus courageux que les dirigeants tunisiens ont dû concilier deux exigences a priori antagoniques : justice sociale et performance économique.
La troisième vérité, c'est qu'il n'y a pas de démocratie sans culture démocratique. Comme l'a si fortement exprimé René Rémond, «la démocratie est fragile et ses réalisations sont précaires... Elle requiert donc une éducation qui comporte l'apprentissage de ce qu'est la politique, son pouvoir et ses limites» (Le Monde, 15 juin 1993). Mais il n'y a pas de culture ni d'éducation démocratique sans la sécularisation du droit, sans la disjonction du religieux et du politique, sans l'existence d'une société civile, sans la laïcisation de l'enseignement, sans l'émancipation de la condition féminine.
Pour employer l'expression profonde de Marcel Gauchet, il faut être «métaphysiquement démocrates». Depuis 1987, c'est précisément à ce chantier sans fin que s'est consacré Ben Ali. Par les multiples réformes qu'il a engagées de façon pragmatique et graduelle, il a préparé la société à accueillir la démocratie comme un bien précieux et non comme un don qui, mal employé, pourrait se transformer en poison mortel. N'oublions jamais cette différence capitale que faisait Tocqueville entre la démocratie comme «état de la société» et la démocratie comme «forme de gouvernement», la seconde devant toujours succéder à la première.
«L'essence même de la politique est que des décisions soient prises pour, non par la collectivité», disait Raymond Aron. C'est le premier enseignement à retenir de l'expérience tunisienne. Le second : la démocratie est un processus global et graduel ; elle n'est pas une création ex nihilo. «Chaque nation devra déterminer elle-même la cadence et l'orientation du changement. Personne ne peut l'imposer de l'extérieur», estimait précisément l'ambassadeur des Etats-Unis en France (Le Figaro, 13 décembre 2004). Simple doxa d'un diplomate bien inspiré, ou néoréalisme chez les hyperconservateurs ? Le «Discours de la liberté» du président Bush semble favoriser la seconde hypothèse : «L'Amérique n'imposera pas son propre style de gouvernement... Le grand objectif de mettre fin à la tyrannie est l'oeuvre de plusieurs générations.»
Les déclarations du président Bush lors de sa tournée européenne traduisent clairement sa volonté d'écouter un peu plus cette «vieille Europe», mais qui connaît bien la réalité complexe du monde arabe. Désormais, toute zizanie entre l'Europe et les Etats-Unis profitera aux autocrates arabes ainsi qu'à leurs opposants et néanmoins alliés objectifs, les islamistes. Idéalisme et réalisme, volontarisme américain et pragmatisme européen, plutôt que de s'opposer, doivent se compléter, afin que l'hymne à la liberté ne se transforme pas en requiem, et que le rêve démocratique arabe ne tourne pas au cauchemar théocratique et totalitaire.

* Philosophe et essayiste (auteur de Carthage ne sera pas détruite, éd. du Rocher, et La Tunisie, des acquis aux défis, éd. Médiane).
** Directeur de la revue Les Cahiers de l'Orient.

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