24.5.05

"Le djihadiste français est plus fruste, plus jeune, plus radicalisé"

LE MONDE | 24.05.05 | 13h13  •  Mis à jour le 24.05.05 | 13h13

La France est considérée comme un des pays où la lutte antiterroriste est efficace. Quelle est la voie française ? Est-ce celle d'une justice préventive ?

Nous avons été frappés par les attentats islamistes, en 1986 puis en 1995. Cela nous a conduits à mettre en place une réponse policière et judiciaire, qui, sans servir de modèle, est regardée avec intérêt à l'étranger. Notre spécificité est triple : l'option stratégique, d'abord, que constitue la neutralisation judiciaire préventive des groupes terroristes ; la spécialisation des magistrats, ensuite, tant du siège que du parquet, qui disposent d'une incrimination précieuse : l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ; et, enfin, la double nature de la DST -direction de la surveillance du territoire-, service de renseignement appartenant à la police nationale et doté de capacités judiciaires.
La coordination technique avec les autres acteurs de la lutte antiterroriste (renseignements généraux, police judiciaire, etc.) se fait à l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat), en fonction désormais des orientations données par le comité du renseignement intérieur (CRI), créé et présidé par Dominique de Villepin, ministre de l'intérieur.

Combien de personnes ont-elles été interpellées par la DST depuis le 11 septembre 2001 ?

58 en 2002, 41 en 2003, 76 en 2004 et déjà 55 cette année. L'intensification de nos opérations, ces derniers mois, traduit les mutations du djihad international. En cette matière, les périls ne se succèdent pas, ils s'additionnent : toujours mobilisés sur les anciens des filières bosniaques, afghanes ou tchétchènes, nous devons aussi faire face, aujourd'hui, aux nouvelles menaces que représentent, par exemple, les activistes du Groupe islamiste combattant marocain ou ceux des filières irakiennes.

Comment le profil du djihadiste français a-t-il évolué ?

Plusieurs catégories d'individus représentent un danger. D'abord les djihadistes formés, ou qui ont combattu, en Bosnie, en Afghanistan ou en Tchétchénie. Et puis, des garçons sans expérience du combat ni repères, mais radicalisés et prêts à participer au djihad.
Dans le 19e arrondissement de Paris, nous avons observé des jeunes très résolus à partir en Irak pour s'y battre. Cinq Français y sont déjà morts, dont un dans un attentat-suicide ; on est sans nouvelles d'une dizaine d'autres qui sont là-bas, peut-être comme combattants ; et quatre ou cinq autres sont emprisonnés, entre l'Irak et la Syrie.
Nous n'avons pas encore détecté en France de profil du terroriste de formation supérieure, comme les Saoudiens du 11-Septembre. Le djihadiste français est plus fruste, plus jeune, mais plus radicalisé et engagé qu'il y a quelques années. La facilité d'endoctrinement de ces jeunes, qui vont servir de chair à canon, est inquiétante. Nous n'avons pas non plus décelé de femmes parmi eux, ni eu connaissance d'un projet d'attentat-suicide en France, même si nous devons envisager cette hypothèse.

Pensez-vous que ces hommes ont disposé, ou disposent encore, de la capacité de conduire une attaque bioterroriste ?

Nous savons que des techniques de préparation chimique et biologique ont été enseignées dans les laboratoires d'Al-Qaida en Afghanistan, au Kurdistan irakien et dans la zone tchétchène. Nous savons également que des produits ont été préparés, conditionnés et transportés en Europe. Mais ils n'ont pas été retrouvés, à part des traces de ricine à Londres, début 2003. Je ne suis pas certain que nos adversaires aient la possibilité d'employer ces techniques à une échelle de destruction massive. Mais une utilisation simplement artisanale serait suffisante pour provoquer l'effroi.

De tous les pays européens qui ont obtenu la libération de leurs ressortissants détenus à Guantanamo, la France est le seul à garder les siens, au nombre de six, en prison. S'agit-il donc de terroristes de haut niveau ?

Ce sont des fantassins du djihad, pas des cadres de haut niveau. Mais ils étaient suffisamment déterminés pour représenter un danger. Compte tenu des éléments à charge dont ils disposaient, les magistrats ont estimé que leur incarcération préventive était nécessaire.

Comment expliquez-vous la bienveillance de l'opinion publique française qui, contrairement aux Britanniques, par exemple, ne s'inquiète guère des dérives possibles de ce système préventif ?

J'imagine que les Français se disent que les services de police et les magistrats ont su les préserver d'un certain nombre de dangers. Sans cette action, nous sommes certains que des attentats auraient eu lieu, par exemple lors de la Coupe du monde de football, en 1998, contre le marché de Noël à Strasbourg, en 2000, ou encore contre des cibles parisiennes, en 2003.

La lenteur des instructions, qui s'étirent parfois sur plusieurs années, permettant de garder des gens en prison sans jugement, ne représente-t-elle pas un danger pour les libertés publiques ?

Ce sont plutôt nos adversaires qui portent ce danger. Nous sommes confrontés à des groupes complexes, mouvants, aux ramifications internationales, ce qui peut expliquer la longueur de certaines investigations. Mais notre système est profondément démocratique et les libertés y sont garanties. Toutes les mesures administratives qui peuvent être prises, comme l'éloignement du territoire ou l'interdiction d'entrée en France, relèvent du droit commun et sont sous le contrôle des magistrats administratifs.
Le dispositif judiciaire est également de droit commun : la garde à vue y est certes plus longue, puisqu'elle peut durer quatre jours, mais le détenu a le droit à la visite d'un médecin et peut voir un avocat à la soixante-douzième heure. Le juge des libertés exerce par ailleurs ses prérogatives traditionnelles. Quant à notre spécificité, qui allie le renseignement au judiciaire, elle nous aide, mais ne nous dispense en aucun cas d'établir un dossier judiciaire solide.

Vous parlez d'"adversaire" , là où les Américains parlent d'"ennemi" . Le concept de "guerre contre le terrorisme" est-il inapplicable en Europe ?

Notre réponse est judiciaire, et non militaire. Assimiler la lutte antiterroriste à une guerre accroît les risques, car c'est donner aux terroristes une reconnaissance et un écho supplémentaires. Le recours à la force non mesurée alimente le ressentiment et la haine contre les démocraties. A cet égard, le camp de détention de Guantanamo a sans doute été contre-productif, en ralliant à la cause de nos adversaires des individus qui se sont identifiés à leurs frères musulmans apparemment enchaînés et déportés hors de tout cadre légal.

La torture peut-elle être utile dans la lutte antiterroriste ?

Il ne faut pas céder à ces tentations de l'instant. D'abord on y perd son âme. Et puis les dommages s'avèrent, au bout du compte, bien plus considérables que le bénéfice immédiat que l'on peut en tirer.

Etes-vous satisfait du degré de coopération et d'harmonisation au niveau européen ?

Des instruments normatifs ont été élaborés, qui devraient permettre de dépasser les difficultés : mandat d'arrêt européen, gel des avoirs, etc. Mais ce système n'est pas encore en pilotage automatique. Il faut beaucoup d'échanges et de confiance entre les services ou les magistrats pour pallier les lacunes subsistantes. Le mandat d'arrêt, par exemple, n'a pas encore été transcrit dans le droit de plusieurs pays. A l'avenir, on ne pourra se contenter d'empirisme.
C'est un des objectifs du Livre blanc lancé par le ministre de l'intérieur, qui fixera des orientations stratégiques à la lutte antiterroriste. Il est impératif de progresser dans la coopération judiciaire. Il nous manque aussi de la fluidité entre nos capacités de renseignement - qui sont fortes, car une authentique entente existe entre les services européens - et la conversion judiciaire des renseignements obtenus.

Propos recueillis par Sylvie Kauffmann et Piotr Smolar
Article paru dans l'édition du 25.05.05

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