Rebonds
Face au système autoritaire et corrompu, les partis islamiques prospèrent sur le mécontentement.
Par Boris PETRIC
Libération, mercredi 18 mai 2005
Boris Pétric anthropologue, Laios-CNRS.
Dernier ouvrage paru : Pouvoir, don et réseaux en Ouzbékistan postsoviétique, PUF
Les autorités ouzbèkes viennent d'écraser un mouvement protestataire sous couvert de lutte contre l'islamisme et le terrorisme. Si l'événement semble soudain, il s'inscrit dans une longue série d'affrontements depuis la fin de l'URSS, entre un régime de plus en plus autoritaire et divers mouvements se réclamant de l'islam et rejetant le système politique. Une perspective historique est nécessaire pour comprendre comment la société ouzbèke est prise d'un tel accès de violence.
Le président Karimov est à la tête de cette ancienne République soviétique musulmane d'Asie centrale depuis déjà plus de quinze ans. Ancien premier secrétaire du Parti communiste, cet économiste de formation a maintenu un système social fortement inspiré du système soviétique, quasiment dénué de libéralisation politique ou économique. Il pensait pouvoir tabler sur un développement qui se fait toujours attendre et qui lui permet difficilement de justifier désormais un encadrement politique autoritaire.
Toute forme d'opposition a été réprimée dès 1992. Parmi les différents courants d'opposition, certains partis (Erk ou Birlik), étiquetés nationalo-islamistes par le pouvoir en place, ont été interdits et de nombreux opposants politiques tels que Muhammad Saleh ont été contraints à l'exil. Plusieurs personnages religieux de premier plan comme Muhammad Youssouf Sadik (le grand mufti) ou de simples prêcheurs se réclamant de mouvements islamistes réformateurs sont venus grossir les effectifs des prisons ouzbèkes. C'est ainsi que l'Ouzbékistan compte aujourd'hui dans ses geôles des milliers de prisonniers politiques. A la suite de la première série d'attentats qui a secoué la capitale ouzbèke en 1998 et qui a été attribuée par la justice ouzbèke aux islamistes, le pouvoir a amplifié sa répression, renforcé par la lutte contre les mouvements islamistes et le terrorisme que mènent les Etats-Unis et la Russie.
Les principaux outils de production et les ressources sont restés aux mains d'un Etat que contrôlent les différentes factions régionales. Dans ce système, afin d'exercer des fonctions permettant de maîtriser les ressources, les directeurs de kolkhozes ou d'usines entretiennent des relations d'allégeance avec les fonctionnaires du régime. Ces notables redistribuent une partie des bénéfices de manière ostentatoire à travers des banquets et un système de clientélisme qui leur permettent de s'assurer le soutien d'une partie de la population.
Cependant, le système n'a plus la capacité de fournir éducation, emploi et intégration sociale à l'ensemble des citoyens. C'est ainsi qu'une partie de la population est en situation d'exclusion. Un système alternatif autour de l'économie du bazar a progressivement vu le jour et a permis l'émergence d'un nouveau type d'acteurs sociaux ayant une autonomie plus grande à l'égard du pouvoir. Ces derniers sont harcelés par la police et l'administration fiscale car le pouvoir a bien compris le danger de laisser se constituer un espace économique autonome susceptible de se transformer en mouvement social alternatif. C'est ainsi qu'il a fermé le plus grand bazar d'Asie centrale (Gipodrom) à Tachkent en 2000, espérant contenir l'essor de ces nouveaux petits entrepreneurs. Le mécontentement de ceux-ci trouve écho auprès d'une population qui subit de plein fouet la fin de l'URSS, caractérisée pour la majorité d'entre eux par une accentuation des inégalités sociales, une perte des valeurs et l'apparition d'un système encore plus autoritaire que celui de l'époque soviétique.
Les événements d'Andijan, dont on connaît encore mal la chronologie, illustrent la jonction qui vient d'être établie entre les actions violentes de mouvements islamistes et l'expression populaire d'un mécontentement grandissant face à un système de plus en plus inégalitaire, répressif et corrompu.
Andijan est une ville dans laquelle de nombreux leaders religieux, dès la fin des années 80, ont prôné un islam réformateur. Dans l'impossibilité d'exister en tant qu'opposition politique, certains leaders locaux ont trouvé soutien et accueil auprès des réseaux islamistes transnationaux et ont créé un mouvement militaire, le MIO (Mouvement islamique d'Ouzbékistan). Jumma Namangani et ses hommes se sont battus aux côtés des talibans contre les troupes de l'Alliance du Nord en Afghanistan. En parallèle, un mouvement transnational, le Hizb-ut-Tahrir, a gagné en audience parmi la population, et prône la création d'un califat d'Asie centrale par des moyens non violents. De nombreux petits groupes locaux sont accusés par les autorités de faire partie de cette nébuleuse islamiste.
Pour en revenir à la cause immédiate des récents événements, parmi les milliers de prisonniers politiques accusés d'appartenir à un groupe islamiste, vingt-trois devaient être jugées la semaine dernière à Andijan pour activités religieuses illégales. Les Akromilar, ou partisans d'Akram Youldach, lui-même emprisonné, sont des petits commerçants appartenant à un groupe islamiste qui prône plus de justice sociale et qui milite pour une répartition égalitaire des ressources et un strict respect du Coran. Ce discours alternatif rencontre un certain écho dans des villes comme Andijan, particulièrement touchées par le chômage et les inégalités. Face à un régime corrompu et des notables devenus des nouveaux riches, les Akromilar, issus de l'unique espace économique ayant acquis une certaine autonomie à l'égard du politique dans les années 90, ont investi leurs profits dans des activités caritatives ou d'alphabétisation dans les quartiers. En pratiquant le commerce de la valise dans les pays musulmans du Golfe, ils ont découvert une conception de l'islam qu'ils souhaitent imposer en Asie centrale. Ils entendent incarner un modèle social alternatif et une éthique de vie respectueuse des dogmes du Coran. Les fonctionnaires du régime qui boivent de la vodka et roulent en Mercedes sont stigmatisés par ces nouveaux prêcheurs.
Le soutien populaire d'Andijan aux insurgés de ces derniers jours est ainsi l'expression d'une exaspération généralisée face à un système qui s'éloigne de plus en plus de la réalité quotidienne du pays. Il est plus que temps, si le régime d'Islam Karimov veut enrayer la montée de mouvements radicaux, d'ouvrir une opportunité à la naissance d'un espace public au sein duquel d'autres mouvements, non islamistes cette fois, pourront tenir un discours politique de contestation et de justice sociale et mener peu à peu vers un autre modèle, où les richesses du pays ne serviront pas uniquement à une élite qui vit dans le luxe et l'indifférence.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=297232
18.5.05
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