Portrait
LE MONDE | 02.06.05 | 14h21 • Mis à jour le 02.06.05 | 14h33
Aum Sayed, sa défunte mère, prétendait qu’au fond son garçon était "un tendre, un sentimental" , quasiment un incompris. On pardonnera à Nicholas Berg, Kim Sun-il, Jack Hensley, Kenneth Bigley et tant d’autres malheureux otages tombés entre ses griffes de ne pas avoir perçu l’humanité du tueur. Tous ont péri, certains décapités vivants de la main même de ce"gentil garçon", Abou Moussab Al-Zarkaoui, sans doute le plus sanguinaire de tous les guerriers de l’Apocalypse qui se bousculent en Irak depuis l’invasion américaine en 2003.
La semaine passée, le monde entier l’a cru mourant. Blessé dans un accrochage, "grièvement" selon certains. Ses hommes appelaient "tous les musulmans à prier pour lui". Al-Qaida, disait-on, lui cherchait déjà un successeur. Et puis, le 27 mai, Zarkaoui ressuscite. Son groupe revendique de nouveaux attentats et le "sentimental" s’adresse directement, sur Internet, à "l’émir" qu’il s’est choisi, Oussama Ben Laden. "Je ne suis que légèrement blessé (...) nous poursuivons le djihad contre les juifs et les croisés." Le sanglant itinéraire de "l’ennemi public numéro un" de l’Amérique en Irak se poursuit. Mais qui est donc cet homme ?
Imaginatif et sans scrupule, Zarkaoui a inventé puis systématisé la terreur en vidéo, diffusant sur Internet le film des multiples boucheries perpétrées par ses hommes de main. Le dynamitage du siège des Nations unies à Bagdad en août 2003 (23 morts dont Sergio Di Mello, le représentant de Kofi Annan), c’est lui. La démocratie, que les envoyés de l’ONU s’efforcent alors de préparer en Irak, "est une religion de croisés, une insulte à l’islam", explique Zarkaoui.
L’attentat qui tue 85 pèlerins le 29 août 2003 dans la ville sainte chiite de Nadjaf, c’est encore lui. L’ayatollah Mohammad Baqr Al-Hakim, alors chef de la plus puissante formation chiite du pays, était la cible principale. Pour Al-Zarkaoui, le tueur jordanien sunnite, les chiites"sont la lie de la terre, un poignard planté dans le dos de l’islam" . Parce qu’ils sont majoritaires en Irak, qu’ils ont tout à gagner des futures élections et qu’ils se refusent donc à déclencher le djihad contre l’occupant, ils sont la cible privilégiée de Zarkaoui. En mars 2004, une série d’attentats à la voiture piégée les vise et déchiquète 181 personnes.
Moins d’un an plus tard, une voiture piégée tue 125 personnes à Hilla, ville chiite. L’objectif avoué du tueur jordanien est de massacrer le plus grand nombre possible d’adorateurs de l’imam Ali, les chiites, pour les inciter à la vengeance contre la minorité sunnite - "endormie" selon lui -, et ainsi déclencher une vraie guerre civile. Aujourd’hui, tandis que se multiplient les meurtres inexpliqués de sunnites et que le ton monte dangereusement entre les deux communautés, force est de constater que Zarkaoui a réussi à fortifier les germes d’une véritable guerre fratricide.
Il y a sept mois, l’état-major américain le rendait directement responsable de la mort d’au moins 675 Irakiens et d’une quarantaine d’étrangers. Plusieurs centaines d’autres victimes, Irakiens et non-Irakiens, soldats, policiers et civils, hommes, femmes et enfants, égorgés ou réduits en bouillie dans des dizaines d’attentats aveugles se sont, depuis, ajoutées à son tableau de chasse.
Le "Lion de Mésopotamie", comme l’appellent ses fidèles, est un fauve, un vrai. Solide, costaud, râblé, avec une grosse bouille ronde et un regard vide. A la force du couteau et de la dynamite, il s’est imposé comme l’émir officiel, le "Prince d’Al-Qaida au pays des Deux-Rivières", l’Irak. Il est le champion du chaos, le maître incontesté de la terreur. Depuis le 30 juin 2004, au hit-parade des ennemis de l’Amérique, la tête d’Abou Moussab Al-Zarkaoui vaut le même prix que celle d’Oussama Ben Laden : 25 millions de dollars.
Comment une ancienne petite frappe du djebel jordanien, sans argent, sans profession ni viatique intellectuel, devient-elle, en moins de trois ans, l’ennemi public numéro un de l’hyperpuissance en Irak ? Comment réussit-on si vite, avec quelques centaines de fanatiques, à rendre ingouvernable une bonne partie d’un vaste pays en guerre, patrouillé nuit et jour par 160 000 soldats étrangers et au moins 130 000 autres militaires et policiers nationaux ? Comment obtient-on à 39 ans, sans titre ni bagage religieux, la notoriété quasi mythique qui est celle de Zarkaoui dans tous les milieux, islamistes et au-delà ? Beaucoup d’Irakiens pensent que c’est l’Amérique elle-même qui a en quelque sorte"fabriqué" Zarkaoui.
Dans le remarquable document à lui consacré et diffusé le 1er mars sur Arte, l’auteur, jordanien, de l’enquête, Fouad Hussein, rappelle que c’est Colin Powell qui a le premier, "faussement, à l’époque", prononcé le nom du tueur à la tribune du Conseil de sécurité de l’ONU. Six semaines avant l’invasion, il s’agissait, pour le secrétaire d’Etat américain, de justifier le"blitz" imminent sur Bagdad.
Au-delà des fameuses armes de destruction massive qui resteraient introuvables, il y avait là-bas, affirma M. Powell, "un certain Abou Moussab Al-Zarkaoui" qui était "le lien" , le chaînon manquant de l’alliance entre Saddam Hussein et Al-Qaida. Il faudra attendre vingt mois pour que la CIA reconnaisse qu’il n’existait en fait "aucune preuve concluante" de cette improbable complicité. En réalité, l’adoubement officiel du guide suprême d’Al-Qaida, avec qui le tueur jordanien avait jusque-là de sérieuses divergences tactiques, n’aura lieu que le 17 octobre 2004.
Mais le mal est fait. Publiquement identifié par l’Amérique comme son Dark Vador en Irak, Zarkaoui ne connaîtra plus de problèmes de recrutement ou de financement. Il devient rapidement tout à la fois l’icône d’une guérilla islamiste que sa célébrité et la crainte qu’il inspire aideront à fédérer, le paravent commode derrière lequel certains groupes de "résistants" baasistes dissimulent leurs actions les moins glorieuses, et aussi le prétexte officiel à des centaines d’offensives et de bombardements américains sur toutes les villes d’Irak où l’introuvable fanatique est parfois signalé. Le tueur jordanien est devenu le Fantômas de l’Irak post-Saddam. Signalé partout, cerné parfois, comme à Faloudja en 2004, blessé même, mais capturé jamais. Mais d’où sort donc ce type, se demandent les Irakiens ?
Comme pour nombre de jeunes musulmans perdus dans les années 1980, tout commence pour lui en Afghanistan, la "terre du djihad". A l’époque, il s’appelle Ahmad Fadil Nazzal Al-Khalayleh. Il est né le 20 octobre 1966 dans une famille de pauvres Bédouins à Zarka - d’où Al-Zarkaoui, "le Zarkaien" . Proche d’Amman, Zarka est une ville de 800 000 habitants, Bédouins sédentarisés et réfugiés palestiniens pour la plupart. Le père d’Ahmad est employé municipal, sa mère s’occupe de la couvée, dix enfants au total. La famille loge dans un misérable cube de ciment brut. La chambre du futur égorgeur en chef de Mésopotamie donne sur un cimetière poussiéreux, en contrebas. Enfant, il joue parmi les tombes. Sa mortelle vocation naît-elle là ?
Il en est une, en tout cas, qu’Ahmad Fadil n’a pas, les études. Il arrête les siennes à 17 ans, rejoint les gros bataillons des chômeurs jordaniens, erre désœuvré avec ses copains, se saoule parfois, embête les filles, se bagarre souvent et se fait tatouer une ancre de marine. Des années plus tard, l’ancien voyou tentera d’effacer, avec de l’acide, ce signe, honteux pour le "vrai croyant" qu’il pense être devenu. Mais on n’en est pas là. Ahmad a 22 ans. Son père, mort en 1994, le marie à sa cousine. Nous sommes en milieu bédouin, la pratique est courante. La famille Khalayleh appartient à la puissante tribu des Bani Hassan, qui compte au moins 200 000 membres répartis entre Jordanie, Syrie et Irak, ce qui permettra plus tard à l’intéressé de franchir aisément les frontières. Ahmad a deux enfants avec sa première épouse et deux autres avec la seconde. Pour l’heure, nous sommes début 1989, il prépare son premier départ pour la "terre du djihad". Trop tard, la guerre afghane contre "les mécréants soviétiques" est terminée. C’est une guerre civile qui commence. Ahmad devrait rentrer chez lui. Mais là, à Peshawar, la ville-frontière pakistanaise où pullulent les moudjahidins, il fait une rencontre déterminante. De six ans son aîné, Issam Mohammed Taher Al-Barkaoui, alias Abou Mohammed Al-Makdissi, est un universitaire religieux titré, sulfureux mais charismatique. Il prêche chez les salafistes, ceux qui vivent leur foi comme au temps du Prophète, et qui forment la plus obscurantiste des factions islamistes. Oussama Ben Laden appartient à la version wahhabite de cette doctrine.
Ahmad Fadil reste donc en Afghanistan. Selon l’ouvrage très documenté, quoique inégal, de Jean-Charles Brisard (Zarkaoui, le nouveau visage d’Al-Qaida, Fayard), le futur Abou Moussab participe, en 1991 et 1992, aux sanglants combats entre factions afghanes rivales. Il acquiert une expérience militaire, puis rentre chez lui en 1993. Il est maintenant "un Afghan", comme on appelle au Moyen-Orient, avec admiration le plus souvent, tous les combattants arabes qui ont "fait" le djihad, là-bas, dans les montagnes.
De retour à Zarka avec Makdissi, son mentor désormais, ils fondent un premier groupe clandestin, Beyt al-Imam. Les compères se font prendre en mars 1994 avec armes et explosifs. Condamnés à quinze ans de prison, Zarkaoui sera maintenu huit mois à l’isolement et probablement torturé. Il trouve refuge dans la religion, mémorise avec frénésie les 6 236 versets du Coran, en ressort illuminé et retourne en cellule collective, où il s’impose très vite comme un"émir", un chef de bande. "Il se faisait obéir de tous d’un simple regard", se souvient le médecin de la prison. Le 18 mars 1999, la Jordanie décide d’amnistier 3 000 détenus. Les "Afghans" les plus dangereux sont invités, s’ils veulent sortir, à quitter le pays à jamais. Makdissi refuse, reste en prison. Zarkaoui accepte et, après sept ans de cellule, reprend le chemin du Pakistan puis de celui de l’Afghanistan.
Le pays des Faucons est alors sous la coupe des talibans, Oussama Ben Laden y a installé sa "base", la Qaida. Zarkaoui est présenté au "cheikh". Mais les deux hommes ne se plaisent pas. Le Saoudien, qui ne s’en est jamais pris physiquement aux chiites, veut la chute de la maison Saoud et une guerre totale avec l’Occident. Il règne en pays pachtoune, autour de Kandahar. Obsédé par Israël, le Jordanien ne veut s’en prendre qu’à l’Etat juif et à son voisin hachémite. Il s’en va de l’autre côté du pays, à Hérat, créer, avec l’aide matérielle d’Al-Qaida mais sans allégeance, son propre camp d’entraînement. Il fait venir ses amis de Zarka, recrute des djihadistes palestiniens, syriens, jordaniens. Quand surviennent les attentats du 11 septembre 2001 puis les représailles américaines sur l’Afghanistan, Zarkaoui quitte Hérat, participe, dit-on, aux derniers combats à Tora Bora, où, selon une écoute téléphonique interceptée par la CIA, un bombardement l’a laissé blessé à l’estomac et à la jambe.
Il entre clandestinement en Iran, y passe quatre mois, maintient le contact avec ses hommes, en recrute d’autres, des Maghrébins notamment, venus d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie où ils retourneront créer des cellules"dormantes" qui feront parler d’elles. En juillet 2002, il est repéré au Kurdistan irakien, à la frontière de l’Iran, dans une zone qui n’est pas sous le contrôle de Saddam Hussein mais sous la coupe d’une organisation djihadiste locale, Ansar Al-Islam. Une alliance est scellée. Zarkaoui se prépare à la guerre, effectue de discrets allers-retours à Bagdad, en Syrie et chez lui. Le 28 octobre 2002, un diplomate américain en poste à Amman, Laurence Foley, est assassiné.
"Sur son ordre", affirment les sept tueurs capturés. Le FBI conduit l’enquête. Le 6 avril 2004, un an après la chute de Saddam Hussein, Zarkaoui est condamné à mort par contumace. Un mois après, son organisation initialement baptisée Tawhid Wal Djihad - Unicité de Dieu et guerre sainte - opère une entrée sanglante sur la scène irakienne avec la décapitation en vidéo du jeune Nicholas Berg. Le mystique sanguinaire de Jordanie et sa horde sauvage entament un règne de terreur qui dure encore.
Patrice Claude
Article paru dans l’édition du 03.06.05
2.6.05
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