2.6.05

La fin de l’âge d’or européen

Point de vue

par Giulio Tremonti

LE MONDE | 02.06.05 | 13h54 • Mis à jour le 02.06.05 | 13h54

L’échec, en France, du référendum sur la Constitution est venu confirmer des problèmes qui, de fait, existent partout en Europe. Le débat autour du traité constitutionnel n’a fait que les révéler.
Depuis le début de ce siècle, on assiste à une forte asymétrie entre ce que les peuples européens ressentent et veulent, ce que la politique européenne est et leur propose. Au début de la construction européenne, dans les années 1940-1950, il n’en était pas ainsi.
Les sentiments et la volonté des peuples européens et la politique européenne coïncidaient, alors, totalement. Les peuples voulaient la paix et le bien-être. La politique européenne représentait et complétait à la fois ces idéaux et ces intérêts. Dès le départ, la construction européenne s’est fondée sur ces deux piliers : paix et bien-être. C’est sur ces piliers que s’est progressivement développée une aventure politique fantastique, à la fois expérimentale et rationnelle.
Et, du point de vue de la démocratie, de la paix et du bien-être, c’est une réussite.
Aujourd’hui, la machine semble en panne, incapable de poursuivre en maintenant le même niveau de performance. Pourquoi ? D’abord, en ce qui concerne le premier pilier, la paix produite par la démocratie n’est pas seulement de plus en plus solide, elle est désormais considérée comme acquise. Comme si, de ce point de vue, la mission européenne était terminée.
Le spectre de la guerre, celle qui traditionnellement ensanglantait le continent, a disparu à jamais du nouveau cours de l’histoire, avec son cocktail infernal de romantisme et de mythes, d’hymnes et d’"Etats majeurs", de masses et d’intérêts nationaux. En contrepartie, la paix ne suffit plus à répondre aux attentes.
Le second pilier, le bien-être, semble en revanche fragile. Loin de la froideur des statistiques, sous la patine de l’apathie que procure le bien-être, les peuples européens perçoivent la fin de l’âge d’or, l’arrivée d’une époque de fer. La politique est aussi dans l’économie - et l’économie n’est plus l’alliée de l’Europe. Si l’Europe n’est pas encore partout perçue comme le problème, elle n’est plus ressentie comme la solution.
Pour résumer, l’histoire moderne de l’Europe, depuis un demi-siècle, se divise en trois phases : la première, "héroïque", est celle des grands principes ; la deuxième, la plus longue, a été "économique", du marché commun à la monnaie unique. Aujourd’hui, la troisième, la phase politique, doit s’engager. Mais la politique ne peut se développer en dehors de la réalité.
Or la réalité du monde n’est plus ce qu’elle était il y un demi-siècle. Avec la chute du mur de Berlin et avec l’ouverture du monde à la liberté du commerce, la structure du monde et la vitesse des changements ont été radicalement modifiées. Le problème ne se pose plus en termes d’"intégration" européenne, mais en termes de compétitivité. La question primordiale est celle de la compétitivité de l’Europe dans le monde. Si la paix en Europe est acquise, la nouvelle mission - réassurer son bien-être - doit être menée à bien.
Les problèmes auxquels les Européens sont confrontés sont nouveaux, les solutions ne peuvent donc venir du passé. Nombre des choix politiques et économiques de ces dernières années se révèlent, de fait, insuffisants ou erronés. Paradoxalement, plus l’Europe, au fil des ans, avait besoin d’être gouvernée, plus sa gouvernance devenait difficile.
Car plus la compétition augmentait dans le monde, plus la réglementation augmentait en Europe. L’Union a fait exactement le contraire de ce qu’elle devait faire : elle a durci les réglementations existantes et en a continuellement créé de nouvelles.
Autrement dit : plus le besoin d’idées nouvelles augmentait, plus se développait non pas le marché, mais sa rhétorique. Les réformes structurelles, elles, portaient sur l’Etat-providence et sur le marché du travail. Ainsi, à l’égard de la compétitivité globale, l’Agenda de Lisbonne a autant d’effet que l’aspirine sur le cancer.
Aujourd’hui, l’absence de perspectives réelles de développement européen ne peut mener qu’à une aggravation des problèmes internes du continent. Vu la multiplication des problèmes - démographiques, pour ne prendre qu’un seul exemple -, si le cadre économique dans lequel fonctionne l’Europe reste inchangé, c’est tout le "modèle de vie" des Européens qu’il sera impossible de maintenir.
Et si l’Europe s’avère incapable d’ouvrir de nouvelles perspectives, si elle reste passive devant les évolutions économiques mondiales, le refus des peuples de lui accorder leur confiance devient légitime. En effet, le système actuel de la construction européenne ouvre la possibilité d’une régression du type des années 1930, qui risque de se terminer par une douce euthanasie du continent.
Face à une telle situation, un plan d’action européen devrait suivre trois directions essentielles :
a) Protéger la production européenne en dérégulant. Pour des raisons à la fois idéologiques, politiques et économiques, des réglementations, et donc des coûts, continuent de peser très lourdement sur les entreprises, le travail et les produits européens. Il n’en est pas de même dans le reste du monde. Aujourd’hui, l’Europe ne se bat plus à armes égales avec ses concurrents du marché mondial et elle n’a pas les moyens d’exiger que le reste du monde adopte ses règles de fonctionnement.
Au contraire, c’est l’Europe qui doit, en attendant que se développent de nouvelles règles sociales et environnementales dans différentes parties du monde, s’adapter aux règles industrielles et commerciales qui dominent partout ailleurs.
Il lui faut donc, à titre transitoire, renoncer au projet d’une société et d’un marché parfaits, un projet en fait totalitaire, même s’il est bienveillant. L’avenir européen passe par une politique législative nouvelle - et malthusienne.
Son corpus juridique ne peut pas s’accroître tous les jours. Au contraire, il doit être réduit à l’essentiel nécessaire pour être vraiment compétitif, à la seule codification de quelques principes fondamentaux.
b) Attirer les capitaux étrangers. L’Europe doit généraliser le modèle de l’Irlande : taxation zéro (ou très basse) pour les nouveaux investissements étrangers effectués dans les secteurs industriels et dans des zones géographiques stratégiques.
c) Nous devons toucher les dividendes de Maastricht, en mettant à profit les bénéfices et la confiance gagnés par l’euro sur les marchés financiers. Aux limites imposées par le traité d’union monétaire aux politiques budgétaires nationales doit correspondre un plan européen d’investissements publics et privés, financés par des émissions européennes d’obligations émises par l’Union.
Les instruments juridiques actuels peuvent suffire à permettre la réalisation d’un tel plan, une sorte de nouveau plan Delors. Et, si nécessaire, il faudra créer de nouveaux instruments pour le mettre en oeuvre.
Vu la dimension dramatique des problèmes que nous affrontons, quelle est l’alternative si nous ne voulons pas voir l’Europe se transformer, dans quelques années, en un musée économique ?
Ce plan, ici exposé de manière extrêmement synthétique, est novateur et concret. Il peut et doit être discuté, critiqué, modifié. Il n’est ni de droite ni de gauche, c’est un plan européen. Si la politique de l’Union européenne n’adopte pas ces principes, que deviendra-t-elle ?
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Giulio Tremonti est vice-président (Forza Italia) du conseil des ministres italien et ancien ministre des finances.
Article paru dans l’édition du 03.06.05

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