7.6.05

Autopsie de l'euroscepticisme

Rebonds

La victoire du non répond à des logiques socio-politico-territoriales précises et éloquentes.

Libération mardi 07 juin 2005

Par Bruno CAUTRES chargé de recherche au CNRS et Bernard DENNI professeur, Pacte IEP Grenoble.

'ampleur de la victoire du non au référendum n'est pas un surprenant mouvement d'humeur lié à la conjoncture politique. Elle s'inscrit au contraire dans des dynamiques sociales, idéologiques et politiques qui, au cours des dix dernières années, travaillent de façon sourde et profonde les opinions attirées par l'euroscepticisme. Rappelons qu'en 1992 le traité de Maastricht a été adopté avec 51,04 % des suffrages, et qu'au soir du 21 avril 2002 les candidats à l'élection présidentielle portant un message critique vis-à-vis de l'intégration européenne représentaient près de la moitié des votes. Faiblement majoritaire a priori, le camp du oui a fortement reculé car les électeurs perçoivent de plus en plus l'Europe à travers leurs inquiétudes face aux difficultés économiques dont ils la rendent responsable : à l'automne 2003, selon l'Eurobaromètre, 86 % des Français déclarent craindre que les développements de l'Union européenne conduisent à des délocalisations.
Les référendums sur l'Europe réussissent là où échouent les élections au Parlement européen : créer un espace démocratique pour organiser le débat autour de la construction européenne. En France, en 1992 et en 2005, la participation électorale est de l'ordre de 70 %. Le 29 mai 2005, cette dynamique a été renforcée par l'acuité des clivages idéologiques et le caractère incertain du résultat : c'est à partir de la fin mars (lorsque la victoire du non est devenue une hypothèse plausible) que l'intérêt pour la campagne s'est nettement accentué. Et les enquêtes montrent que cet intérêt se focalise sur la question posée. En 2005 comme en 1992, ces mobilisations ne sont pas dues principalement à la volonté de sanctionner les gouvernements en place.
Dans ce contexte de forte mobilisation, comment expliquer le succès massif du non ? En matière européenne, la relation entre le vote et l'opinion est très étroite. Les enquêtes Eurobaromètre nous apprennent que celle-ci est très sensible à la conjoncture économique. Ainsi en France, depuis 1981, la réponse «l'Union européenne est une mauvaise chose pour la France» est au plus bas entre 1984 et 1990 (4 à 8 %), alors que le taux de chômage est stabilisé ; puis les opinions négatives progressent jusqu'en 1997, suivant la courbe du chômage. A la fin des années 90, le chômage et les réponses négatives reculent, celles-ci restant supérieures à 10 % ; le mouvement des deux courbes s'inverse à partir de 2001, le plus fort taux d'opinions négatives depuis 1981 étant atteint en 2004 (18 %).
Le pessimisme dans sa propre situation personnelle et professionnelle et plus encore dans la situation économique du pays nourrit l'europessimisme. Selon l'enquête European Election Study, réalisée en juin 2004, l'appartenance à l'Union est jugée bonne par 36 % d'électeurs insatisfaits et 75 % de ceux satisfaits de la situation économique en France. L'adhésion au projet européen suppose un climat de confiance dans l'économie, les institutions nationales et européennes ou le fonctionnement de la démocratie. Les enquêtes montrent que ce climat est aujourd'hui fortement détérioré.
Quels doivent être la place des Etats nations et le rôle de l'Union dans la vie économique et sociale ? L'importance de ces questions n'échappe pas aux électeurs. Le référendum sur le traité de Maastricht s'est principalement joué sur le premier thème faisant apparaître une opposition majeure entre les «souverainistes» et les «européistes». L'analyse des données d'enquête de l'époque montre que les premiers se rencontraient principalement à droite et surtout à l'extrême droite mais aussi au Parti communiste. Mais cette opposition n'épargnait aucun parti, brouillant le clivage entre gauche et droite. Cependant, près des deux tiers des électeurs de la gauche parlementaire votèrent en faveur du traité, alors que ceux de la droite parlementaire se partagèrent entre le oui et le non. La situation politique (la gauche au pouvoir) a une part d'explication dans ce résultat. Mais l'analyse de la perception des enjeux par les électeurs (perte de souveraineté de la France, poids des «technocrates de Bruxelles», etc.) montrait une très forte cohérence entre leurs opinions et leurs intentions de vote.
Le référendum de dimanche accentue cette recomposition idéologique autour de l'enjeu européen. En effet, depuis la fin des années 90, les enquêtes révèlent la montée d'une opposition de gauche à la construction européenne. Elle se fonde moins sur la contestation du principe de cette construction au nom des valeurs nationales (thème de droite) que sur une analyse socio-économique qui conteste les modalités de sa mise en oeuvre. Ainsi, la proximité des électeurs du FN et du PC dans leur refus de l'Europe s'explique par des «raisons» différentes : le nationalisme et l'ethnocentrisme pour les premiers, un modèle économique jugé trop libéral pour les seconds. Au cours de ces dernières années, la remise en cause de l'Europe des marchands a gagné une large partie des sympathisants verts et socialistes. Le phénomène s'est nettement accentué au cours de la campagne référendaire, faisant basculer une majorité des électeurs de ces deux formations dans le camp du non (de 55 % à 60 %). L'importance de la victoire du non doit donc assez peu aux souverainistes qui, à la différence de 1992, ne se retrouvent en nombre qu'au FN et au MPF. Parmi les motivations du non évaluées par Ipsos, la situation économique et sociale en France, le caractère trop libéral du traité arrivent en tête. Ces deux raisons ne sont sans doute pas séparées dans la tête des électeurs : la France va mal parce que l'Europe la contraint à suivre des politiques trop libérales. Cette conviction est si forte que tout argument en faveur du traité - il donne les outils politiques d'une régulation économique - est devenu inaudible. Ce sentiment de menace favorise certainement un repli identitaire. Mais ses fondements sont moins à rechercher dans le développement d'attitudes xénophobes et de repli sur soi que dans un principe de précaution face à un monde nouveau qui semble échapper au contrôle des élites sociales et politiques et dont l'actualité, voire l'expérience, soulignent quotidiennement le caractère menaçant pour son emploi ou le modèle social français.
Ces évolutions des perceptions de la construction européenne qui affectent surtout les électeurs des différentes sensibilités de gauche modifient la sociologie des votes. Toutes les données disponibles montrent que, dans tous les pays, les ouvriers et employés sont les plus méfiants alors que les cadres diplômés adhèrent à ce projet. Qu'en est-il aujourd'hui ? Le non, toujours très fort parmi les classes populaires, a fortement progressé parmi des groupes jusqu'ici plutôt acquis à l'intégration : enseignants, professions de santé, éducateurs, cadres moyens d'entreprises et plus généralement les salariés du secteur public. Selon le sondage sortie des urnes d'Ipsos, 53 % des professions intermédiaires et 64 % des salariés du public ont voté non (respectivement 38 % et 49 % en 1992). Ces évolutions, déjà perceptibles en 2002, touchent plus particulièrement les salariés les plus menacés par le déclassement social.
Fortement liés à l'expérience vécue ou redoutée, opinion sur l'Europe et vote au référendum répondent aussi à des logiques territoriales. Les départements où se développent des activités économiques directement en prise avec un marché mondialisé constituent un terreau favorable à une perception positive de l'Europe. A l'inverse, les territoires marqués par la désindustrialisation, les délocalisations, le chômage sont propices aux opinions négatives. Cette grille d'analyse rend très largement compte de la géographie du non. Mais surtout, il semble que ces logiques territoriales soient plus fortes que les déterminants individuels tels que la profession ou le diplôme. C'est ce que montre une enquête par sondage réalisée par l'IEP de Grenoble en mars 2004 dans sept quartiers ou communes de l'agglomération grenobloise. Qu'ils soient cadres ou bien ouvriers, les habitants de Grenoble perçoivent l'UE de façon nettement positive, ceux des quartiers ou banlieues populaires en ont une image très négative. Cette géographie locale des opinions recoupe exactement celle du vote du 29 mai.
Après d'autres scrutins majeurs surprenants, le résultat du 29 mai est un nouveau symptôme aigu du désordre de la société française. Sur fond de crise économique, de perte de confiance, de crise identitaire dans un environnement trop rapidement mondialisé, les couches moyennes salariées, coeur de l'électorat socialiste, ont basculé dans une forme d'euroscepticisme qui renoue avec la critique d'inspiration marxiste de la société. Ce basculement est à l'origine de la forte victoire du non. Il va peser lourdement sur les débats à venir au sein du PS et de la gauche dans son ensemble, puis sur les prochaines échéances électorales.

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