Reportage
LE MONDE | 06.06.05 | 14h00 • Mis à jour le 06.06.05 | 14h03
Le jardin d'enfants ressemble à première vue à n'importe quelle crèche. Logé au sous-sol d'un centre municipal, il accueille trois classes de bambins israéliens dans l'un des quartiers de colonisation construits dans la partie orientale arabe de Jérusalem, à Neve Yacov. Certaines familles n'hésitent pas à traverser la ville pour y amener leurs enfants.
En guise d'explication, Marina Mogelevski, la directrice, présente l'une des activités matinales des 3-4 ans : le cours de gymnastique. La vingtaine d'enfants présents s'efforcent de suivre les consignes scandées par leur puéricultrice, en russe. Dans la journée, les élèves, tous d'origine russe, recevront aussi des notions de mathématiques, de musique, d'échecs, en hébreu et dans leur langue maternelle.
La littérature russe expurgée de ses références trop chrétiennes les plongera dans un univers familier, en version originale ou en hébreu. Adeptes des heures supplémentaires, la plupart enchaîneront avec des"cours d'enrichissement" proposés par l'"université des bébés" . Une journée de huit à dix heures - contre cinq à six heures dans le système classique - subventionnée par des dons privés.
Le jardin d'enfants de Neve Yacov constitue le premier maillon d'un nouveau modèle éducatif, prisé d'une grande partie de la communauté russophone du pays, qui, avec 1 million de personnes, représente près de 20 % de la population. Symbole de l'intégration"à la russe", l'émergence de ce réseau a renforcé le communautarisme qui caractérise l' alya ("la montée" en Israël) des juifs d'ex-URSS. Car, tout en manifestant un profond désir d'intégration, les nouveaux immigrants ont imposé, grâce à leur nombre et à l'attachement à leur culture, un modèle inédit en Israël.
Pour certains analystes, il s'agit là d'une "capitulation" face à l'idéal sioniste, qui entendait faire vivre ensemble les juifs du monde, grâce, notamment, au ciment de la langue. A leur arrivée en Israël, dans les années 1990, ces olim ("immigrants", en hébreu) ont rencontré les obstacles communs à toute immigration : maîtrise de la langue, accueil rude, insertion économique difficile... Mais "les Russes" - principalement venus de Russie et d'Ukraine - ont ajouté à ce cortège de désillusions une déception inattendue : l'état du système éducatif public israélien, caractérisé par de piètres performances et un laxisme reconnu. "Beaucoup de familles étaient venues ici pour donner une nouvelle chance à leurs enfants" , souligne Eliezer Leshem, sociologue à l'Université hébraïque de Jérusalem, spécialiste des immigrations russes successives.
"Or les parents, dont une majorité avaient un niveau de qualification élevée, contrairement aux autres immigrants [d'Afrique du Nord et d'Ethiopie, notamment], se sont rendu compte que l'éducation israélienne ne correspondait pas à leurs standards." "Ils ont subi un choc culturel énorme, renchérit Mme Mogelevski, la directrice de la crèche. Dans une école libérale, individualiste, sans discipline, ils ont eu l'impression que leurs enfants n'apprenaient rien, et même qu'ils régressaient."
"Malgré notre bon niveau d'études, nous ne pouvions plus aider nos enfants, à cause de la langue" , ajoute Ina Lifchitz, venue de Sibérie en 1992 avec son fils de 4 ans, aujourd'hui scolarisé dans l'une de ces écoles. "Une véritable catastrophe pour nous, qui, comme tous les Russes, étions obsédés par l'excellence scolaire" , se souvient cette ancienne ingénieure en informatique, travailleuse sociale dans un quartier défavorisé. Un besoin d'encadrement et de discipline, le désir de conserver un lien avec la culture d'origine ainsi qu'un vivier important d'enseignants-immigrants ont forgé les bases de ces réseaux parallèles. Quatre mille des 40 000 enseignants arrivés d'ex-Union Soviétique y ont trouvé leur place. "L'immense majorité des enfants russophones suivent l'un ou l'autre de ces programmes" , estime M. Leshem, le sociologue. Certains allient programme officiel et heures supplémentaires, en hébreu et en russe. D'autres proposent uniquement des cours du soir, notamment dans les matières scientifiques, patrimoine indéfectible de la culture russe. D'autres encore, comme le réseau Shouvou("Revenez" , en hébreu), qui scolarise 15 000 élèves, n'hésitent pas à mettre en avant "l'intelligence du peuple juif" et, parallèlement aux cours d'astronomie ou d'électronique, insistent sur les racines juives, parfois discutées, des nouveaux immigrants.
Coupés de leur héritage juif durant la période communiste, les immigrants d'ex-URSS sont arrivés en Israël avec une connaissance de la religion proche de zéro. "Je ne savais même pas ce que représentait Yom Kippour [le jour du pardon, la fête juive la plus suivie en Israël par les religieux et les laïques], témoigne Arieh Levin, directeur d'un établissement de garçons, devenu ultra-orthodoxe après son arrivée en Israël.
Dans ces établissements, subventionnés par la secte ultra-orthodoxe des loubavitch, mais reconnus par le ministère de l'éducation israélien, un tiers des cours, dispensés en hébreu, sont donc consacrés à la religion, alors même que le public russophone se définit comme plutôt laïque. "Les parents sont prêts à accepter cette dimension religieuse pour éviter la délinquance qui sévit dans le service public" , assure Sonia Soudry, responsable d'un internat de jeunes filles. Face à ce phénomène, les autorités israéliennes se félicitent de "ces écoles, qui ont facilité l'absorption des jeunes olim" en leur permettant de conserver l'usage de la langue russe, indique un porte-parole.
Mais l'éducation est loin d'être le seul domaine où se manifeste l'attachement aux valeurs du pays d'origine. La réussite des quatorze supermarchés non casher de la chaîne Tiv Taam (Bon goût) témoigne de ce particularisme. Charcuterie de porc, pudiquement appelée "viande blanche", fruits de mer, poissons fumés de toutes sortes attirent une clientèle russe à plus de 50 %. "Les Russes ont créé leur 'Little Russia', assure M. Leshem. Ils mangent russe, ils lisent russe, ils ont créé un marché russe pour les Russes, des médias, des centaines d'associations. Ils se marient entre eux. Cela s'explique par leur nombre, bien sûr, mais aussi parce que ces immigrants ont conservé un contact assez fort avec leur pays d'origine. Chaque année, plus de 100 000 personnes voyagent dans les deux sens."
La société israélienne a indéniablement tiré profit de certaines de ces passions russes, parfois affichées avec un rien d'arrogance. La musique classique s'est popularisée avec la multiplication des orchestres de chambre, et le sport, autre valeur russe et soviétique, a permis aux nouveaux immigrants de s'imposer dans diverses disciplines : natation, tennis, patinage... Le milieu médical israélien se serait, dit-on, "humanisé" avec l'arrivée de plusieurs milliers de médecins et d'infirmières. Dans les affaires, des intermédiaires russes permettent aux entreprises israéliennes d'emporter des marchés en ex-URSS.
Seul le champ politique n'a pas capitalisé sur cette "russification". Les partis russes, florissants au début des années 1990, se diluent doucement dans le paysage israélien. Celui du célèbre ex-dissident Nathan Chtcharansky s'est intégré à la droite classique du Likoud. "On ne vote pas pour quelqu'un parce qu'il parle notre langue, mais pour ses idées" , résume Mme Lifshitz. Seuls les plus âgés demeurent sensibles au discours d'un Avigdor Liberman, qui fut directeur de cabinet de l'ancien premier ministre Benyamin Nétanyahou, et qui a construit son parti d'extrême droite spécifiquement pour l'alya russe. Le vote des nouvelles générations, demeurées conservatrices et partisanes d'une politique sans concessions à l'égard des Palestiniens, se disperse désormais dans les partis existants, majoritairement à droite, et dans Shinouï, une formation ultralaïque. "Les problèmes liés à l'immigration russe sont surtout pris en compte au niveau local" , précise M. Leshem.
Et les ratés ne manquent pas. Depuis onze ans, Helena Epstein tient une librairie russe dans un quartier défavorisé d'Ashdod, qui, comme de nombreuses villes israéliennes, abrite une forte proportion de nouveaux immigrants - certaines banlieues comptent jusqu'à 50 % de Russes. Son mari et elle étaient ingénieurs en Ukraine. Aujourd'hui, il est vigile. Son magasin sommaire, où s'empilent vidéocassettes, livres, disques, cartes de vœux et journaux en russe, est touché de plein fouet par la récession économique qui frappe le pays et, en premier lieu, les nouveaux immigrants. "C'est dommage que l'Etat israélien ne se soit pas préoccupé de nous reclasser" , constate-t-elle.
Seuls un tiers des diplômés ont retrouvé un emploi dans leur branche. "Les plus de 40 ans ont été sacrifiés", juge la libraire. Une frustration incarnée, dans une émission satirique à grand succès, par un personnage de caissière de supermarché, Louba, acariâtre et insolente. Nombre de diplômé(e)s de l'ex-URSS occupent en effet des emplois de gardiens de sécurité, de vendeuses ou de femmes de ménage. Mme Epstein, pourtant, n'en démord pas. Pour elle, le but est atteint : "Ici, je me sens 'à la maison', et mes filles réussissent très bien à l'université."
D'autres n'ont pas résisté au choc culturel et aux difficultés d'intégration. La consommation d'alcool, de drogue ainsi que la prostitution n'épargnent pas des milliers de jeunes Russes, livrés à eux-mêmes à la suite d'une rupture familiale ou scolaire, ou après l'échec d'une alya effectuée dans le cadre de programmes gouvernementaux destinés aux adolescents sans leur famille. L'immigration en nombre de mères célibataires avec enfants a accentué la détresse sociale de certains milieux. Un travailleur social de Jérusalem relève que l'immense majorité des sans-domicile-fixe de la ville, un phénomène récent, sont des jeunes Russes.
Cette réalité vient s'ajouter à l'image peu flatteuse qu'ont des Russes beaucoup de "vieux" Israéliens. "Les clichés liés à la mafia et à la prostitution perdurent, confirme M. Leshem, même si, avec l'Intifada, cela est en train de changer. Beaucoup de victimes d'attentats et de nombreux soldats tués étaient d'origine russe. Ils sont devenus partie prenante de la société."
Cette assimilation atteint toutefois ses limites dès qu'il est question de religion et de citoyenneté. Pour le grand rabbinat, gardien de la halakha, la loi religieuse juive, ne peut être juif que celui ou celle dont la mère est juive. Pour l'Etat, en revanche, toute personne pouvant se prévaloir d'un seul ascendant juif, quand bien même serait-il mâle, peut bénéficier de la loi du retour, immigrer en Israël et se voir immédiatement attribuer la citoyenneté. Ainsi quelque 300 000 immigrants de l'ex-URSS sont-ils aujourd'hui considérés comme Israéliens alors qu'aux termes de la halakha ils ne sont pas juifs. Laïques dans leur grande majorité, les juifs de Russie se satisfont en général de ce paradoxe.
Mais la situation se complique lors des mariages ou des enterrements, régis en Israël par la loi religieuse. Assez "juifs" pour immigrer et défendre le pays, de jeunes soldats tombés au combat, et jugés "non juifs" par le grand rabbinat, n'ont pu être inhumés dans les cimetières militaires. De jeunes couples dont l'un des membres est officiellement "non juif" doivent se rendre à l'étranger pour se marier. Des mères non juives d'enfants devenus Israéliens par la loi du retour se retrouvent en situation irrégulière en Israël et sous le coup d'une expulsion. Quinze ans après la première vague russe, le gouvernement israélien vient de lancer une campagne dans les médias russophones pour inciter les olim à entreprendre un processus de conversion. Dans le même temps, il prévoit de rendre encore plus difficile l'acquisition de la citoyenneté aux conjoints non juifs d'Israéliens.
L'alya russe n'a pas fini de faire sentir ses effets sur la société israélienne. Pour la première fois cette année, Israël a commémoré officiellement la victoire alliée du 8 mai 1945. Les quelque 20 000 vétérans de l'armée rouge venus prendre leur retraite dans le pays y tenaient.
Stéphanie Le Bars
Article paru dans l'édition du 07.06.05
6.6.05
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