2.6.05

Pauvre Jean-Claude Juncker

Il était attendrissant hier soir, dans son petit et habituel costume gris perle, avec sa tête des mauvais jours, grise elle aussi. Mais, comme à chaque fois, il a eu les mots justes pour prendre acte de la situation. Dimanche soir, c’était trop tôt pour analyser le choc du résultat français. Etait-ce une nouvelle preuve de l’inconséquence des Français ? Au fond, n’avaient-ils pas déjà plombé la Communauté européenne de défense, au prétexte gaullo-communiste qu’elle engendrerait un réarmement de l’Allemagne ? Cinquante et un ans après… Hier soir pourtant, l’analyse était permise. Il a délaissé l’euronihilisme de Glucksmann, qui s’étale dans « Le Figaro » d’aujourd’hui, comme si nous faisions face à un nouveau 11 Septembre, pour l’euroréalisme. C’est le propre de ce Luxembourgeois ; on lui saura toujours gré de son explication de toute politique étrangère américaine, uniquement à destination des « grands-mères de l’Ohio ». Et de constater que l’Europe ne fait plus rêver. Le déficit du rêve européen, c’est-à-dire d’une projection dans l’avenir, a fait la différence en France et aux Pays-Bas, en attendant les prochaines répercussions négatives de Pologne, de Tchéquie et… du Luxembourg.
Le grand-duché sera, en effet, le quatrième Etat membre de l’Union à se prononcer par référendum sur le projet de Constitution. Le scrutin populaire aura lieu le 10 juillet, après un vote du Parlement, prévu le 30 juin. Si les sondages donnent le oui gagnant et si chacun, in fine, prédit un vote positif, le soutien à la Constitution s’effrite, sur fond de mécontentement. Il s’agira du troisième pays fondateur à marquer ainsi son rejet du mode de construction européenne. Il y a, comme en France, une explication strictement pratique. Au projet de directive Bolkenstein répond, au Luxembourg, l’application, à partir du 1er juillet, d’une banale directive destinée à lutter contre la « concurrence fiscale dommageable » et à réglementer les transferts d’épargne dans l’Union européenne. Si le libéralisme est un fantasme cauchemardesque en France, les établissements financiers représentent une réalité de plus d’un tiers de la richesse nationale et près de la moitié des recettes de l’Etat luxembourgeois. On a les fantasmes que l’on peut !
Mais le « non » n’est pas alimenté par une quelconque logique politique. Au contraire, il reflète le désarroi d’une population qui se sent de plus en plus déconnectée de sa propre vie. L’Europe ne fait plus rêver, soit ! Auparavant, il faudrait se concentrer sur la politique des Etats qui la forment. La communication de l’Union dépend de chaque Etat-membre. C’est le principe de subsidiarité dans toute son excellence : il n’est pas besoin de se demander ce que l’entité supérieure peut faire pour soi, mais ce que chacun peut faire à sa place. Et pourtant, les Etats ne savent parler de l’Europe que sur un mode négatif. Une orientation politique déplaît et le gouvernement veut éviter de voir ses préfectures mises à sac, c’est la faute à Bruxelles, puissance immanente aujourd’hui utilement remplacée par la Banque centrale européenne. La stagflation dans laquelle baignent de nombreux pays de l’Union est conséquente des critères de convergence, l’affaire est entendue. A cela s’ajoute l’arrogance des politiciens professionnels de la vieille Europe. Jean-Claude Juncker n’a-t-il pas brandi sa démission pour le cas où le non est victorieux ? Cette prise de position a été perçue comme l’expression d’un chantage. « Le non s’oppose à l’arrogance du oui », analyse Charles Margue, directeur de l’institut luxembourgeois de sondages Ilres, cité par « Le Figaro » d’hier.
L’Europe ne fait plus rêver, a dit Jean-Claude Juncker. Voilà de quoi écorner le meilleur bilan d’une présidence tournante depuis des lustres ! Mais la langueur politique actuelle ne fait que renforcer cette impression de malfaçon européenne. Elle n’a jamais été aussi éclatante depuis la fin de la Guerre froide. La vitrine économique des années soixante-dix et quatre-vingt n’a pas su se transformer durablement. Au lieu de privilégier la cohésion interne, elle a toujours privilégié l’élargissement. Aujourd’hui, cette contradiction, cette volonté de ne pas apparaître comme une entité politique cohérente explose autour de deux fractures durables : la Constitution, ou que veut-on faire de notre avenir ?, et la Turquie, ou qu’elle est le contenu idéologique de « notre » Europe ?
Tant que le petit peuple du « non » n’aura pas de réponses à ces questions, de vraies réponses, bien politiques, il restera prisonnier des sirènes de tous bords. Elles le charmeront en lui rappelant sa triste condition, bien conscient qu’avec des « ventres vides », on peut tout promettre du moment qu’on lui affirme que « demain on rase gratis ». L’honneur des peuples se trouve à ce niveau. Il se nourrit de la grandeur des hommes qui les dirigent, et non de leur médiocrité. Pauvre Jean-Claude Juncker, qui n’a pas réussi à le faire comprendre à ses vingt-quatre collègues. Pauvre Europe…

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