Deux sommets présidentiels quasi simultanés se sont réunis la semaine dernière. Tandis que le président américain George W. Bush recevait les présidents de six républiques d’Amérique centrale (Ricardo Maduro, Honduras ; Oscar Berger, Guatemala ; Enrique Bolaños, Nicaragua ; Elias Antonio Saca, Salvador ; Abel Pacheco, Costa Rica ; Leonel Fernandez, République dominicaine), le président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva organisait le 1er sommet entre douze pays sud-américains et vingt-deux pays arabes.
Chacune de ces initiatives allait en sens inverse de l’autre. Les premiers venaient à Washington pour appuyer le président Bush qui cherche à obtenir du Congrès l’approbation du CAFTA (Central American Free Trade Agreement), le traité de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Amérique centrale. Par contre, les seconds cherchaient à Brasilia à s’émanciper de la logique manichéenne, « antiterroriste » et « unilatérale », des Etats-Unis.
Le Brésil, entraînant à sa suite le Mercosur (marché commun sud-américain regroupant le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay), négocie de longue date avec l’Europe, la Russie, la Chine, la Ligue arabe. Alors que les relations avec les premiers marquant un peu le pas depuis le 11 septembre 2001, la guerre irako-américaine a rendu réalisable l’ouverture au monde arabe. En cela, le sommet de Brasilia est une grande première, puisque fondé sur une volonté de coopération entre pays du Sud, à l’écart des réseaux habituels incluant les pays de la Triade, notamment Etats-Unis et Union Européenne.
Le 1er sommet Amérique du Sud-Pays arabes s’inscrit dans un virage stratégique impulsé par le Brésil. Il s’agit du plus important événement international qu’ait présidé Luiz Inacio Lula da Silva. Il est un élément de sa stratégie visant à obtenir pour le Brésil un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, et à prendre la tête d’un bloc sud-américain favorable à un monde multipolaire. Ce bloc devrait jouir d’une certaine autonomie à l’égard de Washington et tisser des liens bilatéraux avec la Russie, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Avec la Chine et l’Inde, le président brésilien veut organiser un axe des trois colosses géographiques du Sud. L’importance de cet « historique sommet de Brasilia », comme le qualifient les médias des deux côtés de l’Atlantique, a certainement surpris les observateurs occidentaux qui, au vu de l’absence de la majorité des chefs d’Etat arabes, avaient vite enterré cette rencontre stratégique.
« Pendant tout le XXe siècle, nous sommes restés distants. Nous devions nous rapprocher sur le plan politique, scientifique et économique », a estimé le président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva, en clôturant le premier sommet arabo-sud-américain. Le Brésil veut capitaliser le fait de compter de nombreux descendants d’immigrants du Moyen-Orient. Plus de dix millions de Sud-Américains ont une ascendance arabe. Plusieurs d’entre eux ont dirigé le gouvernement ou l’opposition dans divers pays, tels l’Argentine, la Colombie, l’Equateur et le Salvador. Le commerce entre les deux régions est encore limité. A peine 3,5 % des importations du Moyen-Orient viennent d’Amérique du Sud. Le sommet de Brasilia a cherché à élargir les liens, à capter des investissements arabes et à ouvrir de nouveaux marchés pour les fruits, le soja, les céréales, la viande et les métaux sud-américains.
Le sommet, qui aurait dû servir à unir le bloc sud-américain, a démontré la fragilité des relations entre voisins comme le Chili et le Pérou, ou le Brésil et l’Argentine. A Brasilia, le président péruvien Alejandro Toledo a prié son homologue chilien Ricardo Lagos de s’excuser publiquement pour la vente, il y a dix ans, d’armes chiliennes à l’Equateur, alors opposé au Pérou dans un conflit frontalier. Un sentiment antichilien renaît au Pérou, attisé par le gouvernement et par des opposants en quête de popularité. Pour sa part, le président argentin Nestor Kirchner s’est retiré prématurément du conclave. Craignant d’être relégués au rang de puissances latino-américaines inférieures, l’Argentine et le Mexique s’opposent à l’ambition du Brésil d’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. En outre, les exportations du Brésil vers l’Argentine se multiplient et ont une plus grande valeur ajoutée que celles de son voisin, qui proteste contre le déséquilibre. Quant au président vénézuélien, Hugo Chavez, il a utilisé le sommet de Brasilia pour aller de l’avant dans la concrétisation de Petrosur, une multinationale pétrolière publique sud-américaine, et pour tisser un bloc en faveur de la « souveraineté » et contre « l’interventionnisme et l’unilatéralisme » nord-américains. Pour cela, il a proposé à la chaîne arabe Al Jazira de rassembler leur expérience et leurs dividendes pétroliers pour lancer Telesur, la télévision sud-américaine qu’il souhaite opposer à CNN.
Ainsi chargé en malentendu sud-américain, le sommet Amérique du Sud-Pays arabes a pris une orientation politique, non sans rappeler le bon temps du « non-alignement ». Luiz Inacio Lula da Silva a rappelé qu’Arabes et Sud-Américains coïncident dans la volonté d’« élargir le conseil de sécurité de l’ONU et le démocratiser pour avoir non plus la géographie politique de 1945 mais celle de 2005 ». Il s’est ainsi prononcé en faveur de l’octroi au Pérou et au Qatar d’un siège non permanent au Conseil de sécurité en 2006-2007, sans que le Brésil réussisse à faire appuyer son ambition d’y occuper un siège permanent. Pour leur part, les vingt-deux pays de la Ligue arabes ont accepté de reconnaître Israël. Les trente-quatre signataires de la déclaration finale (www2.mre.gov.br/aspa/Decl/francais.doc) ont enfin apporté leur appui à l’Uruguayen Carlos Perez del Castillo, candidat au poste de directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La déclaration finale soutient la cause palestinienne, reconnaît le gouvernement irakien, critique Israël et les sanctions unilatérales américaines contre la Syrie, condamne le terrorisme « contre les civils, les infrastructures et le processus politique » tout en reconnaissant « le droit des peuples à résister à l’occupation étrangère ». Si ce dernier point peut être invoqué par le Hamas ou le Hezbollah, il risque aussi de l’être par la guérilla colombienne des FARC.
L’ambassadrice israélienne à Brasilia, Tzipoda Rimon, a regretté ce passage. « On ne doit pas distinguer une forme ou une autre de terrorisme (…), c’est très dangereux. Nous avons déjà vu par le passé ce genre de discours qui encourageaient le terrorisme », a-t-elle dit à l’AFP. Le sujet a également provoqué un vif échange entre le président Chavez, et l’Irakien Jalal Talabani, dont c’était le premier voyage international. « La violence en Irak est le produit d’une invasion, de l’écrasement de la souveraineté d’un peuple par l’empire américain », a dit Hugo Chavez, avant d’ajouter : « la cause des morts en Irak est la prétention à l’hégémonie des Etats-Unis, qui veulent être les maîtres du monde. Ce sommet est une réponse, en quelque sorte, à cette prétention. » Les Etats-Unis « parlent de démocratie, mais ne respectent pas les principes de la démocratie, ni même ceux de la démocratie américaine, a-t-il poursuivi : ils parlent des droits de l’homme [alors qu’] ils sont les grands violeurs des droits de l’homme. » Alors qu’il réclamait le départ des « forces impérialistes » d’Irak, Jalal Talabani l’a invité à s’« asseoir et boire un café » pour parvenir à une entente. « Les forces étrangères se trouvent en Irak dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité », a rappelé le vieux dirigeant kurde.
« Ce sommet n’avait pas pour objectif de former un axe contre qui que ce soit », a précisé, de son côté, l’Algérien Abdelaziz Bouteflika, coprésident de la réunion de Brasilia, tout en exprimant sa sympathie pour le chef de l’Etat vénézuélien. Lors d’un tête-à-tête avec le chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, le président brésilien a estimé que « les Palestiniens sont très patients ». Le fait d’avoir échoué trois fois à l’élection présidentielle l’a amené à « beaucoup méditer sur la patience », a-t-il confié. « Pendant tout le XXe siècle, nous sommes restés distants. Nous devions nous rapprocher sur les plans politique, scientifique et économique », a-t-il également souligné.
Le Brésil a ainsi amené le Mercosur et les six membres du CCG (Bahrein, Koweït, Oman, Qatar, Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis) à signer un accord pour la création d’une zone de libre-échange. Pour développer leurs échanges économiques, Arabes et Sud-Américains doivent prendre le temps de tisser des liens personnels, ont dit plusieurs des mille deux cents entrepreneurs réunis en marge du sommet. Un premier vol direct Sao Paulo-Dubaï est prévu jusqu’à la fin 2005.
Des domaines de coopération ont été explorés. Dans le domaine scientifique, un travail important a commencé concernant les régions désertiques et arides, un problème commun aux deux ensembles régionaux. Ils sont également en train de développer une coopération dans le domaine de la biogénétique. Dans le domaine culturel, de nombreuses manifestations auront lieu autour du cinéma, de la photo, de la création d’une bibliothèque arabo-sud-américaine…
Ahmed Ben Helli, secrétaire général adjoint de la Ligue arabe, ne peut se départir d’une touche de pessimisme : « Ce doit être le début d'un partenariat économique et politique entre deux blocs du Sud qui ont des intérêts en commun », afin d’éviter que le sommet « ne soit à la fois le premier et le dernier », a-t-il déclaré. Prochaine étape, en 2008, au Maroc. Auparavant, en 2007, devrait se tenir à Buenos Aires la prochaine réunion préparatoire des ministres des Affaires étrangères. Une réunion des hauts fonctionnaires est également prévue dans six mois, au siège de la Ligue arabe, au Caire.
1.6.05
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