27.10.04

La fin de la guerre froide

Dans son rapport annuel sur l'équilibre militaire mondial, qui vient de paraître à Londres, l’Institut international des études stratégiques (IISS) soulignait que « même si le mouvement “djihadiste” global semble redoubler d’efforts pour déstabiliser le régime saoudien, “l’ennemi proche”, le discours public d’al Qaïda indique clairement que les Etats-Unis, “l’ennemi éloigné”, restent son principal adversaire ». D’autre part, les changements intervenus dans les alliances traditionnelles, avec le regroupement, à titre temporaire, de plusieurs alliés parfois très divers, constitue un défi « en termes de compatibilité et d’interopérabilité ». Pour illustrer son propos, l’IISS cite l'Irak où « les Etats-Unis sont confrontés à des problèmes d’interopérabilité avec certains de leurs alliés tant l’accent qu'ils mettent sur les “opérations combattantes” (…) ne s’accommode pas bien » des opérations de maintien de la paix. « La coalition en Irak manque de cohésion parmi les dix à quinze Etats qui constituent une division multinationale », poursuit le rapport, qui relève par contre « la plus grande efficacité opérationnelle et la cohésion » des interventions conduites sous la bannière de l’OTAN, comme en Afghanistan.
Les propos de l’IISS recèlent une autre réalité, à condition que l’on veuille bien s’émanciper du cadre du 11 septembre 2001 pour revenir à celui de l’après-Guerre froide. L’unicité de l’ennemi éloigné est même un concept droit sorti de l’affrontement entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. De 1945 à 1989, l’opposition a surtout été idéologique, donc intellectualisé, plutôt que militarisé. Les conflits armés engageant les deux super-puissances se faisaient à distance, par le biais d’intermédiaires. Un des éléments de cette intermédiation était la construction idéologique de l’Autre. Un Autre forcément si différent qu’il en devenait proche et familier. Au point que sa disparition a causé un traumatisme en Occident plus important que l’holocauste nucléaire qui était promis. “La plus grande victoire du diable , c’est de faire croire à l’homme qu’il n’existe pas”, avait dis le poète… Aujourd’hui al Qaïda joue ce rôle de repoussoir que jouait naguère l’Union soviétique. La conception stratégique américaine est erronée depuis quinze ans, mais elle a contribué à recréer un bilatéralisme unilatéral comme au temps de la Guerre froide où le veto soviétique au conseil de sécurité des Nations-Unies n’empêchait nullement les Etats-Unis d’agir. Seulement, à cette époque, le monde était divisé en deux et Washington avait des alliés.
Aujourd’hui, le monde est devenu multipolaire et les Etats-Unis sont libres de toute action, sans crainte de veto. Ils ont recréé le climat de la Guerre froide, sans s’encombrer du contre-projet idéologique que représentait l’Union soviétique. Même le communisme cubain, chinois et nord-coréen ne posent plus de problème ; le deux premiers sont dollarisés et le troisième est en passe de l’être. Al Qaïda a pu se développer grâce à cette faille idéologique. Et c’est elle qui l’entretien auprès des opinions publiques occidentales déboussolées par la faillite du communiste, tant chez ses contempteurs que chez ses thuriféraires. Elle offre l’avantage d’être une terreur, donc de générer des mesures de protection — du Patriot Act à la guerre préemptive —, sans apparaître comme une menace sociétale. La victoire d’al Qaïda reste impossible et inenvisageable, car elle n’est pas portée par une volonté, totalitaire ou démocratique, mais par un credo. L’islamisation peut faire rêver les extrémistes de gauche et de droite, en Occident, et les intégristes religieux de toute espèce. Mais elle ne repose sur aucune réalité tangible. Tout juste peut-elle séduire des individualités en mal de croyance en un Dieu rédempteur qu’elles ont oublié en Occident…
La multipolarité induit une conséquence exogène. La Guerre froide reposait sur une logique d’alliance. La guerre économique menée par les Etats-Unis, non dans l’intérêt du capitalisme ou du “néo-libéralisme sauvage”, comme on aime à dire en France (sans que cela ne recouvre une quelconque réalité économique, dans le sens où il n’y a rien de neuf, ni de sauvage), mais de la richesse nationale américaine, ne connaît plus d’allié. L’interopérabilité des troupes alliées en Afghanistan repose sur les bases de relations complémentaires fondées dans l’OTAN, au temps de la Guerre froide. Mais la première phase de la guerre américaine contre le terrorisme n’est en rien représentative de ce conflit d’une nouvelle espèce. La suite s’apparente plutôt aux conflits de basse intensité, impliquant guérilla, escarmouches, combats urbains et asymétrie. L’Irak, les Philippines, le Kazakhstan, la Tchétchènie, la Colombie… sont autant de front de cette nouvelle conflictualité mondiale. Les Etats-Unis, comme la Russie et Israël, la mènent seuls. Ils n’ont besoin que d’alliés de circonstance. L’alliance en Irak n’est là que pour donner l’apparence d’une coalition internationale, comme en 1990 quand le mandat de l’ONU avait été accordé aux opérations contre l’Irak, laissant croire à un “Nouvel ordre mondial” fondé sur le droit. Comme en Afghanistan…
La guerre irakienne montre que les Etats-Unis ne connaissent plus d’alliances autre que celles servant leurs intérêts. Jusque-là, rien de nouveau. Sauf que ces intérêts sont changeant. Là encore, rien de différent par rapport au passé. La nouveauté tient en fait qu’alliés politiquement avec un Etat, ils peuvent s’opposer à lui, même avec vigueur, dans le domaine économique, culturel, voire politique. La brouille franco-américaine illustre assez bien cette réalité. Alliés militairement au sein de l’OTAN, combattants ensembles en Afghanistan, les deux se sont opposés par deux fois politiquement depuis le 11 septembre 2001, lors de l’envoi du contingent français en Afghanistan et à propos de la participation de la France à la guerre en Irak. Les conséquences apparentes de ces affrontements se soldent en parts de marché dans la reconstruction de l’Irak et en exportations à destination des Etats-Unis… S’ajoutent également des attaques économiques contre le secteur économique stratégique, que la France tarde à définir… L’affaire Gemplus n’est qu’un exemple parmi d’autres. La participation de la Pologne à la guerre contre Saddam Hussein a été le fruit de négociations à propos d’avions américains… Depuis que les quatre pays du Groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République tchèque) qui avaient adhéré à l’OTAN sont entrés dans l’Union, ils n’ont acheté que du matériel militaire américain pour se mettrent aux standards otaniens et ne jurent que par Washington, ses universités, son leadership. Voilà qui laisse augurer pour la “Vieille Europe”…

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