14.10.04

La résurrection du phénix

Le pétrole, l’islamisme, l’immigration clandestine d’un côté (et pas forcément dans cet ordre), les armes de destruction massive, le soutien au terrorisme international jusqu’aux années 1990 de l’autre. Et la Libye entre les deux. Voilà à quoi se résume la réapparition, du bon côté de l’opinion médiatique cette fois, du colonel Mu’ammar al Kadhafi.
L’amélioration des relations avec la Libye est entrée dans une phase décisive, en décembre 2003, lorsque Tripoli a annoncé sa décision de renoncer à ses programmes d’armes de destruction massive. Des contacts secrets, avec les services français, avaient été noués au printemps 2002 ; les deux communautés de renseignement étaient en relation depuis que la Libye s’était entremise, deux ans auparavant, pour la libération des cinq touristes et journalistes français retenus aux Philippines par les rebelles d’Abu Sayyaf. Ne disposant pas de l’assurance que ces négociations pourraient être menées dans le contexte cohabitationniste du moment, la Direction générale des services extérieurs avait décidé de transmettre la demande libyenne à ses collègues britanniques. En janvier 2004, la Libye s’engageait à adhérer à la convention pour l’interdiction des armes chimiques. Le 26 mars, elle signait le protocole additionnel au traité de non-prolifération nucléaire, qui autorise les inspections inopinées. Enfin, elle a accepté d’indemniser les victimes des attentats de Lockerbie et du Ténéré, puis, en août, celles de l’attentat contre une discothèque berlinoise, La Belle. Dès lors, la réintégration de la Libye dans la communauté internationale était en marche.
Cette avancée devrait permettre son rapprochement avec Israël. Au début de l’année, la presse israélienne [Herb Keinon, « Libya denies contact ; Israel regrets leak », Jerusalem Post, et Aluf Benn, Gideon Alon et Yoav Stern, « Israel seeks Libyan ties », Ha’aretz, 7 janvier 2004] s’en était fait l’écho. Mais le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, avait aussitôt déclaré qu’« il n’y a aucune raison de courir (…) Après tout, nous savons qui est Kadhafi. Pourquoi nous précipiter ? J’ai entendu que le président Bush a déclaré qu’il ne lèverait pas les sanctions tant que la Libye n’a pas mis en application ses déclarations ». Pourtant, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Ron Posor, se serait rendu à Paris à la fin du mois de décembre 2003 pour y rencontrer un responsable arabe et évoquer avec lui cette possibilité. Il s’agissait non pas de reprendre des liens diplomatiques formels, mais plutôt d’ouvrir un canal diplomatique permettant un dialogue avec Tripoli. D’après des informations parues le 7 janvier 2004 dans le journal koweïtien Al-Siyasa, de hauts-fonctionnaires libyens et israéliens se seraient également rencontrés le 2 janvier à Vienne, à l’ambassade américaine. La venue en Libye d’une délégation israélienne, composée d’officiels israéliens et de membres du Mossad, y aurait été évoquée. Ces informations ont été démenties par le secrétaire d’État aux Affaires étrangères libyen, Hassuna el Shawash, arguant que la « politique étrangère libyenne n’est pas fondée sur des rumeurs ». D’après lui, « celui qui a fait fuiter ces informations doit avoir un intérêt à le faire, mais leur publication a occasionné des dégâts ». Même sentiment à Tel-Aviv, où des fonctionnaires israéliens ont indiqué que la publication de ces informations avaient causé des « dégâts diplomatiques à Israël ». Le ministre des Affaires étrangères israélien, Silvan Shalom, actuellement en visite en Ethiopie, a déclaré que le renforcement des liens avec les pays arabes restait sa première priorité et que les discussions se poursuivraient à la fois publiquement et secrètement. Il a également souligné que le Premier ministre était pleinement informé de la tenue de ces réunions. Si la Libye cesse de soutenir le terrorisme et renonce à ses armes de destruction massive, a-t-il ajouté, Israël sera prêt à négocier avec elle.
En mars, le colonel Kadhafi a accueilli, sous une tente bédouine près de Tripoli, Tony Blair. L’allié de George W. Bush dans la chasse aux armes de destruction massive irakienne était le premier chef de gouvernement britannique à se rendre en Libye depuis Winston Churchill en 1943. A peine les présentations terminées, les autorités libyennes signaient un accord avec le géant anglo-néerlandais Shell. D’un montant de 200 millions, cet accord permettra à Shell d’explorer des pans du sous-sol libyen au cours des cinq prochaines années. Voilà de quoi s’affranchir du rétrécissement, à compter de 2011, des réserves pétrolières de la mer du Nord. D’autres concessions seront prochainement accordées à des pétrolières américaines et britanniques. Le 20 septembre, Les Etats-Unis ont officiellement mis fin à leur embargo commercial contre la Libye. Parmi les sanctions levées figure un décret qui interdisait depuis novembre 1985 les exportations de produits pétroliers raffinés libyens vers les Etats-Unis… Un mois plus tard, c’était au tour du raïs d’être reçu avec tous les honneurs à Bruxelles par le président de la Commission européenne, Romano Prodi. Le 20 septembre, les Etats-Unis ont levé une partie de leurs sanctions. Dans Le Monde du 19 mars, Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères, avait salué la volonté manifestée par la Libye de « revenir dans la communauté internationale ».
L’explosion de l’immigration clandestine à destination de l’île italienne de Lampedusa allait accélérer sérieusement le mouvement. Face à un flot de réfugiés tentant de rejoindre ses côtes par la mer, Rome s’en est d’abord prise à Tripoli, avant de s’entendre avec elle sur un accord de la lutte contre l’immigration clandestine. La partie visible de ce plan consiste en un pont aérien depuis l’île italienne vers un Sangatte libyen ; en un week-end, du vendredi 1er au lundi 4 octobre, onze vols ont été affrété et ont concerné plus d’un millier de clandestins. Mais il suppose aussi que la Libye soit dotée des équipements militaires — avions, hélicoptères et vedettes rapides notamment — qui lui permettront d’assurer la surveillance et le contrôle des flux migratoires. Cet accord s’intégrait plus généralement dans le cadre de la troisième Conférence ministérielle des pays membres du dialogue euro-maghrébin 5+5 (France, Italie, Espagne, Portugal et Malte ; Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie et Libye) sur la migration en Méditerranée, à la mi-septembre. L’Union européenne estimait que la coopération avec la Libye sur l’immigration était « essentielle et urgente » et appelait Tripoli à mener « une action effective » contre l’immigration illégale. Une mission technique sera envoyée en Libye pour examiner les moyens d’organiser ces opérations.
La levée des sanctions commerciales imposées à la Libye par l’Union européenne, en particulier celle de l’embargo sur les ventes d’armes, décidée lundi 11 octobre à Luxembourg par les ministres européens des affaires étrangères, marque l’aboutissement de ces politiques. Le conseil des ministres précise qu’elles resteront toutefois soumises au code de conduite adopté par l’Union en 1998 et à un régime transitoire plus strict, appelé boîte à outils, en cours de discussion. Ces sanctions avaient été décidées par les Nations unies dans deux résolutions de 1992 et 1993 puis par l’UE en application de ces résolutions, après le double attentat contre un Boeing américain au-dessus de Lockerbie (Ecosse) en 1988 et contre un DC-10 français au-dessus du désert du Ténéré (Niger) en 1989. Elles avaient été suspendues en 1999 après que le colonel Kadhafi eut autorisé des magistrats français à se rendre en Libye pour enquêter sur l’attentat du Ténéré puis accepté l’extradition de deux agents libyens accusés de celui de Lockerbie. Mais l’embargo sur les armes, qui datait de 1986, avait été maintenu. La reconnaissance de la responsabilité de son pays par le colonel Kadhafi, le 15 août 2003, avait permis deux avancées : la première concernait la levée définitive des sanctions commerciales par les Nations unies en septembre et la seconde des accords d’indemnisation avec la France et les Etats-Unis, en échange de leur vote favorable au Conseil de sécurité.
Les ministres appellent également à associer, dès que possible, la Libye au partenariat qui lie l’Europe à douze pays du sud et de l’est de la Méditerranée. Ce « partenariat euroméditerranéen », régi par le « processus de Barcelone », organise la coopération entre les participants. L’inclusion de Tripoli devrait, à terme, se traduire par la signature d’un accord d’association avec elle. Tout en prenant acte de la volonté de la Libye de changer de politique et de se comporter d’une manière « responsable », les ministres européens n’en expriment pas moins certaines inquiétudes à l’égard de l’attitude de Tripoli. Comme face à la Turquie, ils rappellent que l’amélioration de la situation dans le domaine des droits de l’homme en Libye est un « élément essentiel » pour le développement de ses relations avec l’Union européenne. Ils font part de leurs préoccupations face aux « graves obstacles » apportés à la liberté de parole et d’association et mentionnent des « rapports crédibles » sur les abus de la justice : torture des suspects, erreurs judiciaires, conditions de détention inhumaines. Ils soulignent aussi leur opposition à la peine de mort. Leur inquiétude immédiate concerne le sort de cinq infirmières bulgares et d’un médecin palestinien condamnés à mort en mai par le tribunal de Benghazi. Ils ont été accusés d’avoir diffusé le virus du sida dans un hôpital pédiatrique, causant la mort de 46 enfants et l’infection de 380 autres par le VIH, officiellement inconnu dans le pays. L’Union et les Etats-Unis invitent la Libye à réexaminer les preuves retenues et à considérer que la justice sera mieux rendue si les six sont libérés au plus vite. Par ailleurs, une aide sera apportée aux enfants infectés hospitalisés à Benghazi, afin d’adresser « un signal de solidarité » pour créer un climat plus favorable à la libération des condamnés.
Tirant les conséquences de ce retour en grâce, mais ne perdant pas ses habitudes donquichoquesques, la Libye a réclamé, le 29 septembre, un siège de membre permanent au Conseil de sécurité et annoncé la première participation du colonel Khadafi aux travaux de l’Assemblée. « Avant même que nous ne puissions parler de manque de démocratie dans le monde, il nous faut admettre que celle-ci fait défaut aux Nations Unies », a déclaré aujourd’hui devant l’Assemblée générale, le ministre libyen des Affaires étrangères, Abdel Rahmane Chalgham. Un nouvel ordre est en train de se mettre en place.

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