Depuis que le 11 septembre dernier, le nombre de morts américains de l’après-guerre (1er mai 2003) a dépassé celui du conflit, les attaques qui visent les forces américaines en Irak sont plus complexes et plus nombreuses que l’administration américaine et les médias de masse veulent bien l’admettre. Alors que le président sortant continue de dépeindre ses adversaires comme un assortiment désespéré de ba‘asistes fanatiques, de criminels, de délinquants et de terroristes venus de l’étranger, soldats américains et britanniques sont confrontés à un ennemi plein de ressources, qui agit selon des règles plus élaborées qu’on ne le pensait à l’origine. Les attaques anti-américaines suivent un schéma bien précis, s’inspirant fortement des actions stay-behind planifiées par les services américains et britanniques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (voir le blog du 21 septembre 2004).
Ceux qui disposent d’une expérience de la guerre liée à celle des rebelles comprendront que la résistance irakienne suit à la lettre un manuel d’insurrection de haut niveau dans sa lutte contre la coalition. Un ancien agent de liaison de la CIA en poste en Afghanistan a pu dire que sa stratégie aurait pu être élaborée par Sun Tsu. Dans L’Art de la guerre, le tacticien chinois estimait que la manifestation la plus achevée de la guerre consistait à s’attaquer à la stratégie ennemie. Le premier acte de cette stratégie est certainement apparu alors que les forces américaines marchaient sur Bagdad et se préparaient à de durs combats de rue. Rien de ce qui avait été prévu ne se passa : les unités de la Garde républicaine irakienne avait disparu. Contraintes de revoir leur planification en cours de route, les forces américaines sont depuis lors prises au piège des conséquences de ces premiers jours de chaos.
Selon Sun Tsu, l’étape suivante consiste à s’attaquer aux alliances de l’adversaire. Les rebelles irakiens s’en sont pris systématiquement à tous les membres de la coalition : voiture piégée à l’extérieur de l’ambassade de Jordanie à Bagdad le 7 août 2003, tuant 11 personnes. Moins de trois semaines plus tard, tandis que l’on débattait d’un éventuel renforcement du rôle des Nations unies, un attentat suicide a frappé le quartier général de l’organisation à Bagdad, causant la mort de 22 personnes, dont son représentant spécial en Irak, Sergio Vieira de Mello. Puis, à la mi-octobre, au moment où l’on envisageait une participation importante de la Turquie au maintien de la paix, un attentat suicide a été perpétré à l’extérieur de la représentation turque à Bagdad, blessant et tuant une dizaine de blessés. Depuis, on ne compte plus les chauffeurs routiers turcs décapités le long des routes du « triangle sunnite ». Fin avril 2004, un chauffard philippin est assassiné, puis en juin, trois soldats philippins sont blessés dans une embuscade et enfin un quatrième ressortissant philippin est enlevé. Cette stratégie de la tension aboutit au retrait des Philippines de la coalition.
Au début du ramadan, comme il y a un an, Bagdad est secouée par une série d’attentats suicides. Alors que les bombes explosent cette année devant les commissariats et les casernes de la Garde nationale irakienne, le 14 octobre, la “zone verte”, où se trouvent les services gouvernementaux irakiens et américains, a été prise pour cible. Le 19 décembre 2003, l’administrateur américain Paul Bremer révélait qu’il avait survécu à un attentat un peu plus tôt dans le mois. L’an dernier, le quartier général du Comité international de la Croix-Rouge avait été pris pour cible ; cette année, ce sont les humanitaires qui sont victimes d’enlèvement. Pratiquée depuis quelque temps sur l’ensemble du territoire, la prise d’otages s’est accélérée depuis trois mois. Les femmes ne sont plus à l’abri : pour la première fois, en plein jour et au cœur de Bagdad, deux Italiennes et une Irakienne, membres d’organisations humanitaires, ont été enlevées ; puis ce fut le tour d’une humanitaire Irlando-Anglo-Irakienne. Plus aucun étranger, fût-il musulman, et quels que soient sa fonction et son sexe, n’est désormais à l’abri. Les enlèvements de douze employés népalais de l’intendance de l’armée américaine — qui ont tous été assassinés par leurs ravisseurs —, ceux de cinq journalistes, dont deux Français et un Italien — qui a été assassiné — le prouvent. Les diplomates savent désormais qu’ils sont eux aussi dans le collimateur, depuis qu’un Egyptien et un Iranien — remis en liberté — ont été kidnappés. Loin d’être exhaustif, ce sinistre inventaire ne tient pas compte des enlèvements, guère médiatisés, de responsables et de citoyens ordinaires irakiens, considérés comme des collaborateurs des Etats-Unis, qu’il s’agisse de membres de la nouvelle police ou de personnalités du pouvoir judiciaire et religieux. Après l’assassinat de juges, comme Youssef Khoshi en décembre 2003, et la tentative contre l’ayatollah Ali al Sistani en février 2004, deux dignitaires sunnites de la puissante Association des oulémas ont été assassinés, mi-septembre, dans la capitale irakienne, le cheikh Mohammed Djadou et Hazem al Zaïdi, tandis qu’un responsable de l'organisation Badr du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII) était abattu près de la ville sainte chiite de Karbala. Il s’agissait du deuxième responsable de cette organisation chiite associée au gouvernement du premier ministre irakien, Iyad Allaoui, à être tué en moins d'une semaine.
Les alliés des Etats-Unis, tant intérieurs qu’extérieurs, sont visés. Depuis le début des attentats ciblés, la plupart des missions de la Ligue arabe à Bagdad ont pris leurs distances vis-à-vis de la coalition ; les Nations unies ont retiré leur personnel international de Bagdad ; la Croix-Rouge leur a emboîté le pas, poussant d’autres organisations d’aide internationale à réduire leurs effectifs, comme tout dernièrement Care International. Le gouvernement turc, pour toutes sortes de raisons politiques complexes, est revenu sur sa décision de déployer des troupes en Irak. Et l’Espagne, qui faisait partie de la coalition depuis le début, a préféré retirer ses troupes après les multiples assassinats ses agents de renseignement. Même les Polonais s’interrogent sur l’opportunité de maintenir ses troupes au-delà de juillet 2005… Seules l’Italie, malgré la douloureuse attaque contre la caserne de Carabiniers, le 12 novembre 2003, et de nombreux assassinats de ses ressortissants, et la Grande-Bretagne, dans des conditions similaires, ne manifestent aucune intention de se retirer.
Alors, préconisait Sun Tsu, l’heure est venue de s’attaquer à l’armée ennemie. Les opérations contre les convois américains sont de plus en plus meurtrières. Il est imprudent de vouloir attribuer ces attaques au désespoir. Rien que pour le mois de septembre 2004, 42 % des 2 368 attentats ont été perpétrés à Bagdad, le reste se partageant entre Faludjah et Nadjaf. En trente jours, des bombes artisanales (34 %), les tirs de mortiers et de missiles sol-air (28 %), d’armes légères (22 %) et de roquette (11 %) ont été utilisés, nécessitant un savoir-faire militaire (les grenades à main et les véhicules piégés ne représentent que 2 % des attaques, les mines 1 %). Les criminels et les petits délinquants ne disposent pas de cette force de frappe. Il faut pouvoir infiltrer des mortiers démontés et des obus à quelques mètres de la zone visée, puis les assembler et tirer, ou régler leur tir à retardement avant de s’enfuir. De même, le 26 octobre 2003, l’attaque à la roquette sur l’hôtel Rachid alors que s’y trouvait le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz a nécessité de l’imagination, du professionnalisme et de l’entraînement. Des fanatiques, peut-être ! Mais ils ont des visées stratégiques et disposent des moyens de les réaliser.
Ces opérations ont deux objectifs évidents : infliger des pertes et provoquer une réaction hostile de la population locale. Les Américains sont confrontés à des ennemis qui ne respectent aucune règle et jouent sur leur propre terrain, avec une remarquable efficacité. On trouve peut-être dans leurs rangs des criminels et des terroristes étrangers. Mais, en dehors de cela, l’identité de ces résistants reste un mystère pour le Pentagone, qui vient enfin de se décider à réactiver certains officiers des services de renseignement de Saddam Hussein. Sun Tsu disait aussi : « Connais-toi et connais ton ennemi, et en cent batailles tu remporteras cent victoires. »
26.10.04
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