16.11.04

Occident

Le numéro d'octobre-novembre de la Revue des deux Mondes présente un dossier sur la notion d'Occident, définition insaisissable d'un espace géographique, qui a marqué les cinquante années de la Guerre froide, et dont la réalité marque la construction de l’Europe. Cette notion a pourtant évolué avec le temps. Au XVIIe siècle, elle désignait la partie ouest du continent européen, plus tard augmentée de la jeune Amérique. De fait, elle rejettait l’autre Europe, orientale, en majorité orthodoxe, en large partie sous la domination ottomane. Les Turcs repoussés, la glaciation soviétique maintint la séparation. Cette division n’était pas seulement politique, elle était culturelle. L’Occident apparaissait comme ouvert à la Renaissance, à la Réforme, aux Lumières, à la révolution industrielle, à la démocratie libérale, alors que l'Europe de l'est, restée dans une torpeur relative. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident s’ouvrit une première fois à l’est, avec l’intégration dans l’Alliance atlantique de la Grèce et de la Turquie. Puis les anciens satellites de l'Union soviétique défunte ont intégré l'Union européenne.
C’est dire que l'Occident est à géométrie variable. Si on le conçoit comme une « communauté de culture », comme Krzysztof Pomian, il convient de lui adjoindre les communautés européennes à l’origine des Etats du Nouveau Monde, en Amérique et dans le Pacifique. Les éléments constitutif de cette communauté sont le christianisme et les Lumières. « Jean-Paul II a tort, nous dit cet historien franco-polonais, parce qu'en l'affirmant, il efface le rôle tout à fait fondamental qu'ont joué, dans l'histoire de l'Europe et de l'Occident, les Lumières en tant que mouvement de modernisation et de sécularisation, et plus précisément de dissociation de la religion et de la politique, de la religion et de l'économie, de la religion et de la culture… » Mais l’Union européenne a tout autant tort de refuser, par une sorte d’esprit politiquement correct, l’héritage chrétien, qui marque les cadres de notre organisation sociale.
Rayonnant sur le monde au XIXe siècle, l’Occident a été la proie de deux tentations contradictoires, l'orgueil démesuré et l'esprit de décadence. Coloniale, impériale, conquérante, quasi maîtresse des océans et des continents, il s'est cru supérieur aux autres. Il aura suffit de cinquante ans pour que « les ébranlements spirituels, non moins que la brutalité des faits qu'a connus le XXe siècle, écrit Eryck de Rubercy, ont fini par amener l'Occidental le plus entiché de progrès à douter de sa ressemblance avec Dieu. » En face de ceux qui prennent encore le progrès pour le moteur d'une mondialisation synonyme d'occidentalisation, il y a ceux qui, relativisant les mérites de la civilisation occidentale, défendent l'esprit d'ouverture, et parient sur un nouvel universalisme fondé sur le dialogue des cultures cher à Malraux. Le respect de l'Autre contre l'empire du Même. Tout en sachant que ces valeurs restent invariablement portées par l’occidentalisme. Comme les Etats-Unis sont le repère des plus vifs anti-amricanistes, l’Occident a toujours nourri en son sein ceux qui étaient prêts à agonir l'Occident, ou à en proclamer la déconfiture. Comme si l'étymologie même du mot (occidere) impliquait la chute de la civilisation. Une belle page de dénigrement de l'Occident par lui-même, inspirée des meilleurs imprécateurs du XIXe siècle, est offerte par Stéphane Zagdanski, dont le comique ne semble pas volontaire. Depuis Le Déclin de l'Occident de Spengler, nous ne finissons pas de lire la programmation de notre fin.
Reste que cet Occident plastique est composé de différences nationales, parfois exacerbées, qui peuvent cacher l'unité. Pour saisir cette cohésion nucléaire de la civilisation occidentale, le mieux est de la regarder d'ailleurs. Pour le sinologue François Julien, c'est de « l'extériorité radicale » de la Chine qu'on peut identifier de la meilleure façon l'Europe « babélienne ». Et de nous faire méditer sur le triptyque inconnu des Chinois et, selon lui, consubstantiel à l'Occident : « l'être (il n'y a pas de verbe être dans le chinois classique), Dieu et la liberté. » Cependant, la meilleure définition de l'Occident n'est-elle pas celle qu'en donne aujourd'hui le discours haineux de la propagande islamiste ? Cet Occident diabolique qu'il voudrait voir détruire, c'est ce que le philosophe Karl Popper a appelé la « société ouverte », c'est-à-dire la démocratie, l'autonomie des individus, l'émancipation des femmes, la séparation, dont Pomian parlait, entre le religieux et le profane. La modernité qui menace la tradition, l'individualisme qui sape l'autorité, l'égalité qui remet en question les hiérarchies naturelles pour le meilleur et pour le pire, c'est tout cela qui fait l'Occident. Et ce n'est plus une question de frontières. Les débats autour de la candidature de la Turquie à l'Union européenne éclairent les enjeux. La sociologue Nilüfer Göle analyse le « désir d'Europe » des Turcs, dont elle montre la situation de trait d'union entre deux civilisations : « Plus la Turquie se transforme et devient un candidat éligible pour le projet européen, plus le débat glisse du “dossier turc” vers un questionnement propre à l'identité de l'Europe. » Et du même coup aux frontières de l’Occident.

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