26.11.04

Philippe Séguin : "La Méditerranée attend l’équivalent d’un Jean Monnet"

Hichem Ben Yaïche est journaliste, chef d’édition à la rédaction en chef de KTV, éditorialiste à Diario Economico et à L’Economiste, membre de l’Observatoire d’infostratégie.

MONDE
vendredi 26 novembre 2004, par H. Ben Yaïche
Grands interviews

par Hichem Ben Yaïche

Il aime les lieux de mémoire et de pouvoir. Même s’il n’exerce aucun mandat politique aujourd’hui - par choix personnel -, il n’en reste pas moins un observateur attentif des mœurs politiques. De son bureau à l’Assemblée nationale, situé rue de l’Université dans le 7e arrondissement de Paris, il continue à réfléchir et à écrire sur les problèmes de l’heure. Son livre « Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs » (Ed. du Seuil) en est la parfaite illustration. Une manière de faire la politique autrement. Le teint hâlé, le visage orné d’une barbe blanche dégageant une grande sérénité, Philippe Séguin voyage beaucoup (Suisse, Canada, Tunisie) et ausculte l’état du monde, en réfléchissant notamment sur les conséquences de la mondialisation. Pour nous, dans cet entretien exclusif, il livre ses analyses.
HBY : A la lecture de votre livre -- l’un de vos livres le plus abouti --, on a l’impression que c’est « tout Séguin en un ». Quel est votre état d’esprit aujourd’hui après la rédaction de ce livre ?

Philippe Séguin : A la relecture, on se dit que le livre est tout à fait imparfait : je l’aurais travaillé volontiers pendant encore un an ou deux ! Mais il y a un moment où il faut savoir s’arrêter. J’ai écrit ce livre d’abord pour moi-même -- c’est une manière un peu égoïste -- pour faire le point sur ce que je pensais, sur les souvenirs que je voulais fixer, sur les cohérences que je voulais vérifier. Et puis, je l’ai fait aussi pour apporter un témoignage sur une période, sur de grands problèmes qui, pour nombre d’entre eux, vont demeurer pendant longtemps.

HBY : Les lecteurs vont pouvoir lire ce livre, où l’on trouve une vraie profondeur… Que gardez-vous, au fond, de cette introspection, de cette quête de soi ?

Philippe Séguin : J’imagine une certaine sérénité, dans la mesure où je peux faire la part entre ce qui fut, avec le recul, « action utile » et « agitations inutiles ». On y trouve en effet un mélange de sérénité et de détermination car un certain nombre de choses auxquelles je croyais sont loin d’être réalisées.

HBY : Est-ce que vous vous dites aujourd’hui : « Je n’ai pas été entièrement compris » ?

Philippe Séguin : Sûrement ! Si vous éprouvez le besoin d’écrire un livre, c’est que vous avez le sentiment de ne pas être toujours compris. Cela s’explique tout à fait. Et parfois, d’ailleurs, vous essayez de vous comprendre vous-même.

HBY : Chacun connaît vos liens très forts avec la Méditerranée. Pourquoi n’avez-vous pas exploré ou mis en avant des idées sur cette Euro-Méditerranée qui semble avoir du « plomb dans l’aile » aujourd’hui ?

Philippe Séguin : Je l’évoque dans mon livre. Mais vous savez, tant de choses auxquelles je crois ont du « plomb sans l’aile » aujourd’hui ! Et beaucoup de chantiers sont ouverts… Cela dit, le monde arabe traverse peut-être une des plus graves crises de son histoire suite à l’« affaire irakienne » : absence de réaction -- apathie même --, passivité des Irakiens devant ce qui leur est arrivé, etc.

La Méditerranée, elle-même, s’interroge, et pourrait être politiquement rayée de la carte, en ce sens qu’il existe, aux yeux de certains, de grandes hypothèques qui font que rien ne peut y être organisé. Parce que Grecs et Turcs s’opposent entre eux, parce que le conflit du Moyen-Orient se poursuit, parce que certains Etats ne veulent pas avoir de relations avec la Libye, parce que l’UMA n’arrive pas à se donner une réalité vraiment concrète, parce que demeure encore la question du Sahara occidental. J’en passe et des meilleures.

HBY : Faut-il pour autant accepter cette fatalité ?

Philippe Séguin : Bien sûr que non ! Cela étant, sur les dix, quinze ou vingt dernières années, on a plutôt le sentiment d’avoir reculé qu’avancé.

HBY : Huit ans après le processus euroméditerranéen de Barcelone, quel est le meilleur moyen pour assurer l’intégration régionale tant souhaitée ?

Philippe Séguin : On est en face de deux hypothèques.

La première concerne un certain mode de construction européenne, très intégrationniste, dont le centre de gravité est en train de se déplacer vers l’Europe centrale, voire orientale.

La deuxième, c’est qu’on a probablement eu le tort d’aborder le « processus de Barcelone » sous l’optique Nord-Sud. C’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre : le riche face au pauvre, le dominateur potentiel face au dominé, le néo-colonialiste face à l’ex-colonisé, etc. Il faut sortir de ce type d’approche et poser sur la table tous les problèmes concrets existant en Méditerranée -- et Dieu sait s’il y en a ! -- en termes de pollution, de sécurité, de bon voisinage...

Et, par la suite, s’ajoutant aux autres constructions, rechercher de manière pragmatique les moyens de construire un projet commun qui constituera une valeur ajoutée. Car je crois, en effet, que des valeurs méditerranéennes existent.

HBY : Néanmoins, on est très souvent dans le registre de l’incantation, même si certains projets ont été réalisés.

Philippe Séguin : On est dans le registre de l’incantation parce qu’il faut bien que quelqu’un prenne l’initiative. A supposer qu’une personne décide d’entreprendre une action dans ce sens. Celle-ci sera contestée par les uns ou par les autres, lesquels y verront des arrière-pensées et soupçonneront que tel ou tel groupe en est l’instigateur. Réflexion faite qui, après Hannibal, a pris une initiative méditerranéenne ?

HBY : De par votre histoire et votre parcours personnel, pourquoi n’avez-vous pas pris la décision, à un moment ou un autre, de vous impliquer davantage par vos idées et votre connaissance des réalités dans cet ambitieux projet euroméditerranéen ?

Philippe Séguin : Parce que je serais soit un homme seul, et dans ce cas je ne pèserais guère, soit on me suspecterait d’arrière-pensées françaises. Par conséquent, qui dit arrière-pensées françaises, dit immédiatement levée de boucliers de la part d’Israël, réminiscences du passé aux yeux du Maghreb, disant : « Il ne faut quand même pas qu’on revienne au statu quo ante. » Sans parler de tout le reste.

Cela étant -- et laissons ma modeste personne de côté --, ce qui est vrai, c’est que la Méditerranée attend l’équivalent d’un « Jean Monnet pour l’Europe ».

HBY : Pour aller plus en profondeur sur les rapports France-pays du Maghreb, pourquoi sont-ils si passionnés, passionnels, conflictuels et parfois en deçà des réalités humaines qui tissent cette relation très forte entre les deux rives ? Comment interprétez-vous ce décalage ?

Philippe Séguin : On est de ce point de vue dans le domaine du paradoxe. Et à cet égard, l’Algérie vivant le paradoxe jusqu’à son terme le plus ultime. On peut dire, s’agissant de cette dernière, que le fait français est un élément constitutif de la personnalité algérienne.

D’une part, il y a rejet de cette partie d’eux-mêmes par les Algériens et, d’autre part, l’incapacité de vivre sans. Ce qui explique le rapport attirance-répulsion vis-à-vis de la France.

Et puis, en France, le souvenir de la guerre et du départ reste encore vivace, traduisant en cela l’échec des Français d’Algérie -- à quelques unités près -- à renouer avec ce pays. A la différence de ce qui a pu se passer au Maroc et, a fortiori, en Tunisie, pour un grand nombre de Français ou même d’Européens d’Algérie, il y a un sentiment d’amour-haine qui demeure très fort.

HBY : Qu’on peut du reste généraliser à l’ensemble des pays du Maghreb…

Philippe Séguin : Le temps n’en est peut-être pas venu à bout. Par exemple, lorsque le président Bouteflika s’est rendu à Paris, il a eu pour les harkis -- et même pour les enfants de harkis -- des mots très durs. Pourtant, ces derniers vivent une intégration difficile dans la société française ; ils pourraient, au contraire, constituer un trait d’union.

HBY : Vous consacrez dans votre livre de nombreuses pages expliquant votre rapport particulier avec la Tunisie. Quel est justement votre regard sur ce pays ?

Philippe Séguin : Ce rapport, je ne l’aurais pas eu avec n’importe quel autre pays. La Tunisie est un pays de tolérance, d’échange, en ce sens que la civilisation dominante n’est jamais exclusive des autres. A cet égard, la mosquée de Kairouan est une bonne illustration de cette réalité : un haut lieu de l’Islam, mais réunissant un certain nombre d’établissements cultuels d’ailleurs.

HBY : Votre jugement est loin d’être neutre. Certains vous reprochent un peu -- et, d’ailleurs, vous l’expliquez dans votre livre --, ce rapport fusionnel avec la Tunisie.

Philippe Séguin : Oui, c’est un rapport fusionnel ! Camus disait qu’avec sa mère, on pouvait en arriver à être injuste avec les autres pour la défendre. Je considère qu’on est si injuste avec la Tunisie ! Certes, elle a aussi ses défauts, ses insuffisances, des potentialités non encore exploitées, mais on en donne une telle image en France qu’effectivement, je dois être le numéro un du lobby tunisien.

HBY : Quel type de dialogue avez-vous avec les milieux politiques tunisiens ?

Philippe Séguin : Non seulement je dialogue avec les milieux politiques, mais je m’exprime avec une extraordinaire liberté. A Tunis, je peux dire que j’ai tout abordé, en totale liberté.

HBY : Abordons la question irakienne. Comment jugez-vous le choix politique de Jacques Chirac de ne pas s’engager aux côtés des Américains en Irak ?

Philippe Séguin : C’est un choix dont chacun peut constater qu’il coûte cher à la France. Puisqu’elle est aujourd’hui marginalisée par les Etats-Unis.

A mon avis, au-delà du problème irakien, de la question du rapport général avec le monde arabo-musulman, lequel ne trouve pas sa place aujourd’hui dans le contexte international, la volonté était d’empêcher la constitution d’un monde unipolaire dominé par la superpuissance américaine, sous prétexte qu’elle possède la force militaire.

Sur le plan économique, l’Europe est largement compétitive. C’est une position qu’on pourrait résumer d’une manière un peu brutale en disant « Les Nations Unies plutôt que les Etats-Unis ! » Certes, les Etats-Unis sont nos amis, mais nous ne pensons pas qu’ils aient intérêt à être une sorte de gendarme autoproclamé, un nouveau peuple élu.

HBY : Le balancier semble être allé très, très loin dans cette affaire.

Philippe Séguin : C’est vrai qu’il est allé très loin mais, pour autant, à nous de savoir dans quel monde nous voulons vivre. Est-ce un monde pluriel ? Un monde fondé sur la diversité qui est source d’enrichissement réciproque ? Ou est-ce un monde uniforme ? Dans ce cas, soyons logiques jusqu’au bout, en permettant aux Français, aux Tunisiens, aux Irakiens etc. d’élire le président des Etats-Unis tous les quatre ans !

HBY : Aujourd’hui, les néo-conservateurs de l’équipe Bush semblent toujours vouloir en découdre avec la France pour lui faire payer son choix politique de ne pas participer à la guerre, alimentant ainsi une véritable francophobie en Amérique. Pensez-vous que cette crise profonde entre les deux pays va perdurer ? Et comment va-t-elle se traduire politiquement ?

Philippe Séguin : Tout dépend de la maturité du peuple américain. Le parti républicain ne compte pas que des conservateurs, même s’ils tiennent le haut de l’affiche, en ce moment.

En plus, dans le paysage politique américain, d’autres forces sont en jeu. Même si on a tendance à l’oublier en ces temps, les démocrates sont toujours là ! Certes, ils sont inaudibles.

J’espère que les Américains sauront raison garder et se souvenir qu’au-delà des divergences, dont il ne faut pas nier la profondeur, les conceptions du monde entre notre propre administration et celle de Bush sont diamétralement opposées.

HBY : Visiblement, les Américains ont pour projet de s’installer durablement et même de remodeler la carte géopolitique de la région du Proche-Orient. Croyez-vous à ce raisonnement ?

Philippe Séguin : C’est tout à fait faisable et possible dès lors qu’ils ont la force et les moyens. Toutefois, on aura raison de se demander, si l’on est encore au temps des mandats ! Ce serait une régression.

HBY : Vous semblez très peu disert dans cette affaire de l’Irak...

Philippe Séguin : J’ai approuvé le choix de Chirac. J’ai simplement exprimé des réserves sur l’attitude de ses partisans politiques. On ne peut pas dire qu’il a été aidé par le « machin » qu’on appelle l’UMP. On a surtout entendu les atlantistes forcenés ! D’un autre côté, je n’ai pas très bien compris, à un moment donné, certaines déclarations inutilement provocantes. Enfin, je n’ai pas très bien compris, là non plus, la position du Premier ministre disant qu’il souhaitait la victoire des Etats-Unis, alors que le silence me paraissait s’imposer.

HBY : Avec le recul, est-ce que vous comprenez mieux, aujourd’hui, les enjeux du Proche-Orient ? Des problèmes s’aggravent dans cette région. Avez-vous des analyses, des idées claires sur ce sujet ?

Philippe Séguin : Le problème du Proche-Orient date de l’époque de l’effondrement de l’empire abbasside. C’est vous dire ! En comparaison, le traité de Versailles a été un feu d’artifice ! Depuis que, dans la région, les Turcs se sont substitués aux Arabes, des problèmes ont surgi.

Cela dit, c’est un exemple rare de civilisation en déclin politique, culturel, moral qui, néanmoins, perdure. D’autres civilisations ayant connu ce phénomène ont été rayées de la carte. Les Arabes existent toujours. Evidemment, c’est fascinant !

La grande opportunité de la libération des territoires arabes de la domination turque a été « loupée ». Il faut dire que les Français y ont contribué avec beaucoup d’ardeur. Le pétrole a achevé de perturber la situation. Compte tenu des réalités géostratégiques -- et cela nous ramène à la Méditerranée --, les dirigeants maghrébins devraient se demander si le moment n’est pas venu d’être le centre de gravité d’un pouvoir arabe. Après avoir été géographiquement, et peut-être politiquement, les « marginaux » du monde arabe, c’est maintenant à eux de prendre la parole !

HBY : C’est une interrogation ou une certitude que vous formulez-là ?

Philippe Séguin : C’est une interrogation peut-être en forme de souhait. Compte tenu de l’état actuel du monde arabe, est-ce que le Maghreb n’a pas des responsabilités particulières et nouvelles à assumer aujourd’hui ?

HBY : Dans votre livre, j’ai lu avec attention les quelques lignes que vous avez écrites sur Israël et la Palestine. Sur cette question, comme vous le dites, vous semblez être incompris par les juifs.. On ne peut plus parler de ces questions sans s’attirer les foudres des uns et des autres. Sur ce sujet, il y a une véritable inhibition aujourd’hui.

Philippe Séguin : S’il y a quelqu’un dont je suis assez proche, c’est Pascal Boniface*, qui a écrit un livre courageux sur ce sujet. L’IRIS qu’il dirige est traversé par une véritable crise du fait de ses déclarations. N’étant pas provocateur moi-même, je prends acte de la situation. Je reste discret. Ce que je souhaite tout simplement, c’est la paix, la création d’un Etat palestinien, la sécurité pour Israël.

HBY : Si l’on considère la réalité du terrain, cela reste des vœux pieux. Tout le monde se tait alors que la situation est au-delà de l’imaginable.

Philippe Séguin : Je sais bien que ce sont des vœux pieux…

HBY : Ce silence ou cette absence d’action ne risque-t-elle pas de se retourner contre nous tous et de nous exploser au visage ?

Philippe Séguin : Aussi longtemps que tous, au Moyen-Orient, penseront que seuls les Américains peuvent imposer la paix, aussi longtemps que l’Europe ne se donnera pas les moyens de jouer un rôle politique dans la région -- et ailleurs --, aussi longtemps que celle-ci restera un géant économique et un nain politique, que voulez-vous, les changements se feront là-bas au rythme de l’Administration américaine.

Entretien réalisé par Hichem Ben Yaïche

- Pascal Boniface est directeur de l’IRIS (www.iris.org). Il est l’auteur du livre « Est-il permis de critiquer Israël ? » (Ed. Robert Laffont).

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