6.1.05

Batailles électorales

On a un peu trop souvent oublié que Montesquieu a dit que la démocratie était comme les climats, elle variait sous le soleil. Le processus de maturation en cours en Palestine et en Irak en est la meilleure démonstration. Sans souveraineté, qui n’implique pas seulement un drapeau et une monnaie, mais qui commence par l’assurance de la liberté des citoyens (cela commence à ce niveau le libéralisme : il est avant toute chose d’essence politique), il ne peut y avoir de démocratie. L’Irak de Saddam Hussein n’était pas une démocratie, même si des élections se tenaient dans le plus grand calme. Encore une fois, il manquait la liberté dans la sécurité.
L’illusion démocratique destinée à remplacer Yasser Arafat et à construire les United States of Iraq montre combien il est vain de vouloir implanter par la force la liberté. Au contraire, on multiplie les entraves. Les Palestiniens sont certes limités dans leurs déplacements par les troupes de sécurité israéliennes. Mais ils sont avant tout prisonniers de leur absence de tradition démocratique. Vouloir tenir des élections libres dans ces conditions paraît irréaliste. Elles sont toutefois une chance pour la paix. Abu Mazen est un négociateur hors pair. Aussi, il ne faut pas s’alarmer de le voir manier des vocables dignes d’une autre époque. Mais, quarante années de brimades, non seulement de la part d’Israël, mais aussi de leurs frères arabes, ont maintenu les Palestiniens dans une illusion nationale, bercés du droit au retour et de la volonté d’extirper toute présence juive de la région. L’intelligence de Yasser Arafat a été de revenir aussi définitivement et clairement qu’il le pouvait sur la seconde revendication. Mais, dans le discours, les violences « sionistes » restent plus que jamais une référence utile. La Palestine d’aujourd’hui ne véhicule pas plus que celle d’hier une culture de paix. La paix est morte il y a quarante ans. Et chaque jour elle s’efface un peu plus de la mentalité collective. Ce n’est pas uniquement le résultat de l’occupation israélienne. Si cela était, la solution serait trop simple. C’est que les Palestiniens sont des immigrés sur leur propre terre. Des générations entières, et plus encore les jeunes, dépourvues d’avenir à court terme, vivent sur le souvenir d’une époque bénie où juifs et arabes vivaient en paix et fraternité. Ce temps n’est malheureusement pas si loin que cela. Mais tout le monde l’a oublié. Ce souvenir est aujourd’hui exacerbé par la présidentielle de dimanche. Et il cache les véritables enjeux de la Palestine de demain : l’éradication de la corruption, qui fait de l’Autorité plutôt un grand conseil mafieux qu’un organe gouvernemental. Incapable d’assurer la sécurité, il laisse la place à toutes sortes de groupes, plus ou moins marqués idéologiquement, mais surtout à la recherche d’intérêts sonnants et trébuchants.
L’Irak est engagée sur la même voie. Les violences qui se succèdent ces derniers temps, que seul le tsunami réussi à éclipser de l’actualité, n’ont d’autres raisons que de faire émerger un mirage où Shi‘ites, au sud, et Kurdes, au nord, auraient leur revanche sur l’Histoire contemporaine du pays. Il ne s’agit pas de choisir un gouvernement, ni de restaurer un semblant d'ordre ou de s’émanciper de la tutelle des Etats-Unis (dont l’aide est indispensable, en matière de sécurité notamment). Il s’agit bien de montrer l’échec d’une Irak unitaire, pour produire un éclatement du pays. Certaines personnalités irakiennes actuellement au pouvoir, à la suite des autorités américaines, estiment que l’opposition armée comme un phénomène limité à des acteurs extérieurs à la population irakienne (islamistes étrangers infiltrés, éléments de l'ancien régime…). Il suffirait donc de la détruire pour en âtre débarrassé. Pourtant, dans la pratique, les combattants se meuvent au sein de la population locale et dépendent fondamentalement de son soutien, même tacite. Ce soutien largement passif, malgré certaines pratiques abjectes de l’opposition armée, et les entraves qu’il pose à toute reconstruction ne sont que les témoins de l’incapacité du gouvernement à assurer la sécurité de ses citoyens et de l’opposition à formuler une alternative politique. La peur ressentie par les civils n’est qu’un facteur. Beaucoup d’entre eux seraient prêts à la surmonter s’ils estimaient que le processus politique avait toutes les chances de produire un gouvernement crédible, capable d'assurer leur protection et de leur offrir des jours meilleurs.
Toutes ces batailles électorales se passent dans un arrière-plan d’occupation étrangère. Les Israéliens et les Etats-Unis se défaussent de certaines de leurs responsabilités, en accusant systématiquement les Palestiniens et la guérilla de tous les dysfonctionnements. Les accusations régulières contre les Etats voisins d’Israël et de l’Irak relèvent, elles aussi, en partie d’une tentation d’exporter les responsabilités. Mais l’insécurité ambiante et les attaques perpétrées contre les infrastructures compliquent, de plus en plus sérieusement, tout effort de reconstruction. Tout effort de démocratisation même, car viendra le jour où les Irakiens se considéreront aussi comme des immigrés sur leur propre terre. Parmi les causes de cette insécurité et de ces attaques figurent justement les incroyables défaillances d’Israël et des Etats-Unis en des périodes beaucoup plus propices. De très nombreux Palestiniens et Irakiens redistribuent ainsi les torts, en reprochant à leurs occupants de se servir de l’opposition armée pour prolonger indéfiniment leur présence militaire et défendre leurs intérêts.

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