28.1.05

Irak : les blocages de la «démocratie Nescafé»

MOYEN-ORIENT A quatre jours des élections générales et alors que l'unité nationale demeure très fragile

Par ZAKI LAÏDI *
[LE FIGARO 28 janvier 2005]

C'est à Octavio Paz que l'on doit l'expression de «démocratie Nescafé». Par là, il voulait entendre l'immense illusion à vouloir exporter de toutes pièces des «systèmes politiques démocratiques» au mépris des conditions politiques, sociales et culturelles des pays capables ou non de les importer. Or toute la démarche politique des États-Unis en Irak repose sur ce puissant simplisme : la démocratie est un bien universel qui transcende les cultures et les histoires et son implantation est une affaire de volonté.
Dans ce schéma, la démocratie est vue comme une valeur sans histoire propre qui serait l'envers de la tyrannie. Ainsi, si l'on abat la tyrannie, la démocratie verra le jour. Ce qui surprend dans la simplicité de ce raisonnement, c'est le fait qu'il est puissamment intériorisé par les élites néoconservatrices américaines. Même lorsqu'on lit Paul Wolfowitz, on reste frappé par l'incroyable rusticité de ses arguments, la conviction que ce qui est possible en Indonésie le sera en Libye ou en Irak...
Pourtant, dans toute caricature, il y a une part de vérité. Et on aurait tort de la négliger. Le simplisme de Mme Rice pour qui la Syrie peut devenir démocratique aussi rapidement que la Hongrie, exprime les lacunes de sa culture politique. Mais le fait qu'il existe dans toute société des forces qui réclament la mise en place de régimes démocratiques est indéniable. En Asie, en Afrique ou dans le monde arabe, on trouve des forces qui peuvent être séduites par l'idéologie de la démocratie Nescafé. Ces mêmes forces, souvent minoritaires, ont par ailleurs toutes les raisons d'être ulcérées par la realpolitik des Européens.
L'Europe n'a aucune politique en matière de promotion de la démocratie – sauf pour les candidats à l'Union. Elle se contente de railler les Américains mais ne propose rien de concret. Elle s'en tient à la ligne bien paresseuse du dialogue avec les gouvernements en place. L'autre élément de vérité contenu dans le simplisme américain a trait au monde musulman. Son indiscutable hétérogénéité n'empêche pas le fait qu'au sein même des sociétés qui le composent existent de fortes interrogations sur le déclassement de cet espace civilisationnel, sur l'incapacité de ses élites à répandre plus de liberté et de prospérité matérielle. Or l'islam, parce qu'il n'a pas connu depuis fort longtemps de modernité venue de l'intérieur, tend à voir tout de qui vient de l'extérieur comme une agression.
Comment donc penser que la démocratie est bel et bien une revendication du temps mondial sans tomber dans l'idéologie de la démocratie Nescafé ? Comment reconnaître la réalité du blocage démocratique dans les sociétés musulmanes sans céder au culturalisme le plus éculé ?
Il y a, pour l'implantation de la démocratie, trois conditions essentielles : l'adéquation entre la démocratie et la nation ; la présence d'une classe d'importateurs démocratiques ayant un intérêt social à faire avancer la revendication pluraliste ; l'existence d'un climat mondial capable d'accompagner cette mutation sur le mode du soutien plutôt que de la menace.
Si la transition en Europe centrale a réussi à se faire vite et bien, c'est parce que, fondamentalement, on avait affaire à des nations assez homogènes qui, de surcroît, ont vu dans la démocratique la voie par laquelle elles retrouvaient leur souveraineté bafouée par le communisme. A l'inverse, la tragédie des Balkans montre qu'il n'est pas possible de passer à la démocratie si celle-ci semble accentuer l'instabilité d'ensembles politiques hétérogènes. Ici, l'Irak est bien plus proche des Balkans que de l'Europe centrale, car l'unité nationale y est très fragile. Ainsi, l'Irak se trouve dans une situation paradoxale où le nationalisme irakien apparaît suffisamment puissant pour assimiler la libération américaine à une occupation et où la nation irakienne est trop fragmentée pour voir dans la fin de la tyrannie le spectre d'une possible guerre civile.
Pour mesurer l'importance du fait national dans toute transition démocratique, il faut regarder ce qui se passe au Kurdistan. Le calme y règne et la présence américaine ne pose pas problème, précisément parce que cette présence consolide la revendication nationale kurde. Mais, qu'on le veuille ou non, le nationalisme kurde sera confronté au nationalisme irakien.
Des accommodements de type fédéral sont possibles. Mais le fédéralisme, comme la démocratie, pose deux problèmes : un problème brut de partage des ressources – en l'occurrence pétrolières – et un problème plus général d'incubation culturelle et politique. D'où cette distinction essentielle entre la technologie démocratique qui peut s'importer et s'implanter rapidement et la culture démocratique qui, elle, est bien plus difficile à acclimater. Naturellement, on peut faire le pari qu'en commençant par la «technologie», la «culture» suivra... Mais ce mécanisme n'est pas de saison. On constate une extension sans précédent de la technologie démocratique et un recul non moins inquiétant de la culture démocratique, en Amérique latine, en Inde ou même en Europe.
La deuxième condition d'implantation de la démocratie passe par l'existence d'importateurs démocratiques qui ont un intérêt social, ou économique, à la faire avancer. Mais, pour de multiples raisons, cette base sociale est très étroite dans les pays musulmans et pas seulement chez eux. Les derniers travaux de Mark Ournov sur la Russie montrent que dans ce pays cette base est paradoxalement de plus en plus étroite précisément parce que, là aussi, la sécurité identitaire du pays est très mal assurée. Tous ces importateurs ont besoin de faire corps avec la nation pour que la démocratie apparaisse non comme une demande externe mais comme une production locale. Or, dans le cas de l'Irak, on en est encore très loin.
C'est pourquoi aucun régime irakien n'a la moindre chance de s'imposer si son projet politique se résume à se conformer à la politique américaine. La démocratie implique un projet éminemment national, pensé par des élites nationales. Qu'à partir de là, ces élites importent des modèles clés en main, comme l'ont fait les Japonais au XIXe siècle ou les Turcs au XXe, n'a pas d'importance. Mais, répétons-le, pour exporter la démocratie, il faut trouver sur place de véritables importateurs.
Dernier facteur : l'environnement mondial. Par bien des côtés, il paraît favorable à la démocratie ; Mais cet environnement n'agit pas de manière uniforme ou univoque. Regardons ce qui s'est passé en Europe avec l'affaire Pinochet ou l'affaire Battisti. Quand le juge Garzon a voulu faire extrader M. Pinochet en Espagne, tout le monde s'en est félicité, sauf les Chiliens. Quand une partie de la gauche française en vient à soutenir un supposé terroriste italien comme M. Battisti, elle heurte la quasi-totalité des Italiens qui voient dans les Français d'insupportables donneurs de leçons. A la simple échelle de l'Europe, on mesure l'ampleur et la persistance des sensibilités nationales. Comment imaginer que ces sensibilités ne soient pas décuplées en Orient ?
Il faut donc renvoyer dos à dos les universalistes intemporels, pour qui la démocratie est une valeur qui peut se passer d'histoire, et les culturalistes occidentalo-centriques, pour qui la démocratie est un produit trop cher pour les barbares.

* Politologue au Ceri (Sciences po).

Aucun commentaire: