28.2.05

Le retour de l'Europe au Moyen-Orient, par Dominique Moïsi

LE MONDE | 28.02.05 | 14h28

"L'heure de l'Europe" est-elle enfin venue au Proche-Orient ? Le précédent de la désintégration de la Yougoslavie appelle à la prudence, la formule doit être maniée avec précaution. Et pourtant une conjonction de facteurs pousserait à l'optimisme.
La transformation du contexte local entre Palestiniens et Israéliens, du contexte régional depuis la tenue des élections en Irak, du contexte international, en particulier au niveau des relations transatlantiques, sans parler des transformations intervenues au sein de l'Union européenne elle-même, tout concourt à créer un climat nouveau, plus propice au rôle de l'Europe. Sur le plan local, le plus fondamental, car au bout du compte ce sont les Palestiniens et les Israéliens qui réussiront ou échoueront à trouver les voies de la paix, le contexte s'est transformé du fait de la rencontre d'un événement et d'une évolution en profondeur.
L'événement, ce fut la mort d'Arafat. Coïncidant avec la réélection de George W. Bush, elle fut immédiatement perçue par ce dernier comme un signe de Dieu. Mais c'est l'état d'épuisement des deux peuples qui donna toute sa signification à l'événement. L'Europe avait choisi de soutenir les modérés des deux camps. Pour la première fois, des modérés se trouvent enfin au pouvoir.
Avec le recul du temps, la seconde Intifada ne peut apparaître que comme une catastrophe stratégique et éthique pour le peuple palestinien, un saut lié au désespoir dans la barbarie, qui le laissa à bout de souffle, et sans autre alternative que la recherche d'une trêve. Recherche qu'il appartient de transformer en désir de paix.
Mahmoud Abbas est tout autant le liquidateur que l'héritier de la politique de Yasser Arafat. La conversion d'Ariel Sharon à la ligne qui était celle de la gauche israélienne est le produit de la rencontre entre un cheminement personnel et une réflexion stratégique. Sharon a rencontré son destin, et il le confronte avec courage et vision.
Il est à l'âge ou l'on se soucie d'écrire sa biographie, et il veut entrer dans l'histoire comme l'homme de la paix, sinon comme un second Ben Gourion. Convaincu par les démographes que l'avenir d'un d'Israël "juif" passe par des concessions territoriales significatives, il est devenu, par une de ces ironies dont l'histoire est friande, la meilleure chance de la paix. En s'ouvrant comme il le fait à l'Europe et à la France, en dépit de "rechute" de langage, il entend diversifier les appuis dont il dispose sur la scène internationale, conscient que moins le processus de paix apparaîtra comme l'œuvre exclusive des Etats-Unis, plus grandes seront ses chances de réussite.
Si le contexte local a pu à ce point se transformer, c'est aussi en raison des modifications intervenues sur le plan régional. "Les hommes font l'histoire, mais ne savent pas l'histoire qu'ils font." George W. Bush peut être un lecteur assidu de Nathan Sharansky, il est un disciple, involontaire sans doute, de Hegel.
En renversant le régime de Saddam Hussein, les Etats-Unis n'ont pas simplement modifié l'équilibre politique de l'Irak au profit de la majorité chiite, et de la minorité kurde, ils ont introduit une vague de changements en profondeur dans l'ensemble du monde arabe et musulman. Après les élections en Afghanistan, en Palestine, celles d'Irak ont traduit l'émergence d'une société civile qui entend réellement s'exprimer.
Ce n'est pas encore la démocratie, mais c'est un pas sur le chemin de la démocratisation, qui transforme en profondeur les délicats équilibres régionaux existants et, en particulier, l'attitude des régimes sunnites, désormais sur la défensive à l'égard du conflit Israël-Palestine. Hier la poursuite du conflit était trop souvent utilisée comme un alibi pour refuser des réformes pourtant indispensables sur le plan politique, économique et social.
Aujourd'hui, à l'inverse et plus que jamais, une trêve dans le conflit s'impose, nécessaire à la survie même des régimes menacés par l'escalade de la violence.
Cette priorité stratégique différente est désormais un atout pour le rôle de l'Europe dans la région. En poussant avec sincérité et force les régimes arabes sur la voie du compromis et de la modération, l'Europe, forte de l'héritage de confiance qui est le sien dans cette partie du monde, pourra exercer des pressions sur ses alliés fidèles. Elle pourra le faire avec d'autant plus de force et de conviction que ces pays auront intériorisé, plus encore qu'après le 11-Septembre, la nécessité vitale d'une trêve de longue durée, sinon d'une paix avec Israël. La fin de la violence à Jérusalem passe indirectement peut-être par la création d'un équilibre nouveau à Bagdad.
Sur le plan international, la nouvelle donne au Moyen-Orient a contribué à transformer la forme mais aussi le fond des relations transatlantiques. Au lendemain des élections en Irak, les gouvernements européens, même ceux qui étaient le plus opposés à la guerre, en particulier celui de la France, n'ont pu que tirer les leçons de la situation nouvelle.
C'était une chose de refuser de collaborer à la "guerre américaine", c'en est une autre d'aider désormais le gouvernement irakien issu des urnes à reconstruire son pays. De la même manière, on peut ironiser sur le tournant à 180 degrés d'une diplomatie française, sinon européenne qui, après avoir réaffirmé le caractère incontournable d'Arafat avant sa disparition, vante désormais le courage politique d'Ariel Sharon.
Dans une vision positive et pragmatique de l'histoire, il est préférable de louer le réalisme de l'Europe que de dénoncer son hypocrisie. Complémentaires plus que rivaux sur l'essentiel des questions du Moyen-Orient, de l'Irak au conflit Israël-Palestine, de la nécessité du retrait de la présence syrienne au Liban au renforcement du processus de réformes dans l'ensemble de la région, l'Europe et les Etats-Unis ne s'opposent plus réellement que sur la question iranienne.
Au-delà des transformations des contextes locaux, régionaux et internationaux, si l'Europe peut être amenée à jouer un rôle important sur la voie de la paix au Moyen-Orient, c'est aussi et surtout parce qu'elle a pris confiance en elle-même. Apaisée par rapport à son passé, confortée par rapport à son présent, sachant qu'elle a son avenir entre ses mains, l'Europe est désormais convaincue que c'est au Moyen-Orient qu'elle fera la preuve de son existence ou de son inexistence comme acteur diplomatique majeur sur la scène internationale.
Au lendemain de la célébration du 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz, désormais présentée comme un des "moments fondateurs" de l'Union européenne, l'Europe a retrouvé non seulement une légitimité historique, mais un plus grand équilibre politique dans son approche du Moyen-Orient. Elle sait que pour jouer un rôle utile elle se doit d'être acceptée par les deux parties. Une évolution que la politique actuelle d'Israël rend non seulement nécessaire mais possible.
Le succès de la "révolution orange" en Ukraine a conforté l'Union européenne dans la conviction que son attraction en tant que modèle de démocratie et de prospérité peut constituer une arme de diplomatie efficace. Il lui reste à démontrer qu'elle peut agir non seulement comme modèle mais comme acteur.
A travers son histoire, par l'antisémitisme et l'impérialisme colonial, l'Europe est aux sources du conflit du Moyen-Orient. Compte tenu de sa proximité géographique et de sa composition démographique, elle a aussi plus que toute autre, à l'exception bien sûr des Palestiniens et des Israéliens eux-mêmes, besoin de la paix au Moyen-Orient. Sa carte majeure est que désormais une paix fragile ou une longue trêve est recherchée par la majorité des deux peuples condamnés à vivre aux côtés l'un de l'autre.

Dominique Moïsi est conseiller spécial de l'Institut français des relations internationales (IFRI).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.03.05

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