16.2.05

"Nous ne pouvons pas attendre un jour de plus" au Darfour

ENTRETIEN
LE MONDE | 16.02.05 | 13h12

Entretien avec Jan Egeland, secrétaire général adjoint de l'ONU aux affaires humanitaires. Faute d'une force internationale suffisante, l'aide ne peut être distribuée.

New York (Nations unies) de notre correspondante

Le Conseil de sécurité a commencé à discuter d'un projet de résolution sur le Soudan. Est-ce qu'il répond à la situation sur le terrain ?

Il y a beaucoup d'éléments positifs dans ce projet de résolution. Le Conseil de sécurité a enfin décidé de faire pression. J'aimerais voir plus, bien sûr. Mais je m'occupe de questions humanitaires. Je ne suis pas là pour commenter tel ou tel projet.

Mon message est celui-ci : il n'y a pas assez de pressions, pas assez de sanctions contre ceux qui commettent des crimes de masse, il n'y a pas d'autre mot. Les criminels ont été identifiés par le rapport très détaillé de la Commission internationale d'enquête. Ils viennent de tous les bords. Ils ne devraient pas pouvoir s'en tirer sans répondre de leurs actes.

Quelle est la situation humanitaire ?

Nous ne parvenons pas à déployer l'aide humanitaire. Nous avons des convois, nous avons entre 600 et 700 camions. Mais ne pouvons pas les utiliser à cause des combats, des pillages, des menaces contre les travailleurs humanitaires. Nous avons besoin d'une force de l'Union africaine robuste qui puisse secourir les femmes et les enfants sans défense de même que les travailleurs humanitaires.

Quand je pense à ce qui s'est passé ces derniers mois au Darfour, je suis en colère. La réponse qui a été déployée en faveur des pays affectés par le tsunami a été exceptionnelle. Pour le Darfour, nous manquons à tous nos devoirs. La population civile est la proie de groupes de plus en plus irresponsables : le gouvernement, les milices qui lui sont affiliées, d'autres milices ethniques, les rebelles. Tous sont à blâmer pour les pertes massives en vies humaines. Et elles continuent.

Cela fait des mois que l'Union africaine doit déployer 3 000 hommes. Il n'y en a même pas 2 000 sur place. Pourquoi ?

C'est une question qui me dépasse. Ces 2 000 hommes travaillent de manière remarquable. Mais il est clair qu'ils ne sont pas assez nombreux. Nous avons besoin de cinq fois ce nombre. L'éléphant ne devrait pas accoucher d'une souris mais d'un éléphant. Si l'Union africaine, si les pays du G8, si l'Union européenne et les Etats-Unis disent que le Darfour est prioritaire et que tout ce qu'ils apportent, c'est 2 000 hommes en l'espace d'un an, alors clairement il y a un problème.

Après des années d'interventions humanitaires, le Darfour signale-t-il un recul de l'idée d'ingérence ? On voit certains pays dire qu'on ne peut rien faire si le gouvernement de Khartoum n'est pas d'accord.

Il y a eu plusieurs phases. L'hiver dernier, les humanitaires ont essayé d'alerter la communauté internationale. Je l'ai moi-même dit dès novembre-décembre 2003 : c'est la pire crise humanitaire du moment. Il n'y a pas eu beaucoup de réponses. On m'a même dit : "Ne parlez pas du Darfour : il y a des progrès dans le conflit Nord-Sud."

En avril 2004, le Conseil de sécurité s'est réveillé. Cela a fait une grande différence. Le "mur de Berlin" autour du Darfour est tombé. D'avril à juin, nous avons pu travailler. Nous avons eu accès au Darfour grâce aux pressions du Conseil de sécurité. Nous, les humanitaires, nous avons été lents mais à la fin de l'été, une organisation impressionnante était en place. C'est là, peut-être qu'il y a eu une erreur. Une erreur comparable à celle qui avait été commise avec les zones sûres de Bosnie. La communauté internationale s'est dit : "Les humanitaires arrivent à maintenir ces gens en vie. Il n'y a pas de famine. Il n'est plus nécessaire d'augmenter la pression." C'était une erreur stratégique. Le gouvernement s'est libéré de la contrainte. Et les rebelles aussi.

Nous étions face à 1 million de personnes déplacées. Maintenant nous approchons 2 millions. On estime à 1,8 million le nombre de déplacés. Et il y a entre 600 000 et 700 000 personnes à l'extérieur des camps. Ils ont désespérément besoin d'aide. Tout cela survient au moment où il devient très difficile d'opérer, du point de vue de la sécurité. Nous ne pouvons pas y arriver si nous n'avons pas un engagement politique plus fort de la part des responsables mondiaux d'assurer la sécurité.

Le projet de résolution demande à Kofi Annan de trouver les moyens de renforcer les capacités de l'Union africaine. Mais en six mois. Vous allez attendre six mois ?

Nous ne pouvons pas attendre un jour de plus ! Si nous avons pu avoir des dizaines de milliers de tonnes de secours et des centaines d'hélicoptères pour le tsunami, nous devrions être capables d'aider l'Union africaine à déployer quelques milliers de soldats.

Dans les milieux conservateurs américains, on entend que, comme pour l'Irak et la gestion des sanctions, l'ONU est en train d'échouer au Darfour, faute de tomber d'accord au Conseil sur une stratégie "dure". Est-ce un test pour l'ONU ?

Nous avons fait notre part. Le secrétaire général a fait sa part. L'ONU n'a pas d'armée permanente. Mais elle a une capacité humanitaire permanente. Celle-ci est en place. Beaucoup de ceux qui critiquent, en revanche, n'ont pas fait leur part.

Propos recueillis par Corine Lesnes
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 17.02.05

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