3.3.05

Décryptage libanais

La mise en scène de la « révolution du cèdre », sur une place des Martyrs rebaptisée « place de la Liberté », commence de plus en plus à ressembler à la place de l’indépendance à Kiev. Des tentes se sont montées, des étudiants veillent, des manifestations ont lieu, réclamant autant le retrait des forces syriennes que la démission du chef de l’Etat, Emile Lahoud, inféodé à Dams, après avoir obtenu la démission du gouvernement Karamé.
En arrière-plan de ce mouvement populaire, les médias mettent en scène le leader historique de la communauté druze, le cheikh Walid Joumblatt, aux amitiés mouvantes. Mais cette médiatisation n’est que la réédition libanaise de celle que connut l’Ukrainien Viktor Iouchtchenko. Certes, il n’a pas le visage grêlé et il n’est pas accompagné d’une passionnaria blonde. Mais il balade sa langueur dans son palais des montagnes devenu centre de réunion d’une opposition qui réunit, confessionnalisme constitutionnel oblige, sunnite, chiite, druzes, maronites… Mgr Sfeir, le cardinal métropolite maronite, reste discret. Pourtant, il a été depuis octobre 1990, date à laquelle le nouveau Liban s’est mis en place sur l’accord de Washington et de Damas (comme en 1975), le promoteur de la résistance à la Syrie.
Dans le cadre de son souci de rallier à l’opposition les deux grandes composantes de la communauté chiite, Walid Joumblatt a dépêché hier les députés et anciens ministres Marwan Hamadé et Ghazi Aridi auprès du président de la Chambre Nabih Berry. Ghazi Aridi s’est rendu ensuite seul auprès du secrétaire général du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, avec lequel il s’est entretenu pendant près de trois heures, en présence de M. Nawwaf Moussawi.
Dans un climat aussi tendu, les trois parties ont été plutôt avares en déclarations. Même si, en sortant de chez Nasrallah, Aridi a précisé que le secrétaire général du Hezbollah « est en mesure d’établir des liens avec toutes les parties ». Il a aussi reconnu que Hassan Nasrallah pouvait jouer un rôle dans le lancement d’un dialogue direct entre Joumblatt et le commandement syrien, tout en rappelant que c’est là une question prématurée, mais que Joumblatt n’éprouve aucune animosité à l’égard des Syriens. « Au contraire, il tient plus à eux que ceux qui ont utilisé les services de l’État, ainsi que les fonctions politiques et les postes de responsabilité pour dévier les relations libano-syriennes de leur véritable objectif, afin de servir leurs propres intérêts », a souligné M. Aridi.
De son côté, le Hezbollah n’a publié aucun communiqué officiel sur la rencontre. Mais des sources proches de la formation reconnaissent l’importance de cet entretien, d’autant que Ghazi Aridi était l’émissaire de Walid Joumblatt et que tout ce qu’il a dit représentait le point de vue de ce dernier. Les mêmes sources précisent que l’entretien a porté sur les derniers développements depuis l’assassinat de Rafic Hariri jusqu’à la démission du gouvernement. Il a été aussi question des moyens possibles pour sortir de la crise actuelle. Les deux interlocuteurs, précisent les mêmes sources, ont reconnu que le principe politique qui peut servir de point de départ à la recherche d’une solution est l’engagement de toutes les parties en faveur de l’accord de Taëf.
Les mêmes sources ajoutent que le thème du futur gouvernement n’a pas été abordé en profondeur, parce que les différentes parties continuent à étudier leurs choix et que la démission du gouvernement Karamé a pris tout le monde de court. Les deux interlocuteurs ont été d’accord pour accorder une grande importance au sérieux de l’enquête, considérant que tout développement positif en la matière peut contribuer à calmer les esprits, réduire la tension et servir de base à l’examen des questions conflictuelles. Les deux parties se sont entendues pour avoir d’autres rencontres, selon les circonstances, mais il n’a pas été question d’une rencontre entre Nasrallah et Joumblatt. Enfin, selon les mêmes sources, l’entretien a été « franc, amical, profond… et long ».
De son côté, Marwan Hamadé s’est contenté de déclarer à l’issue de sa rencontre avec Nabih Berry : « Nous avons avec le président Berry des années de concertations, voire d’alliance. Cette rencontre n’est ni la première ni la dernière et à ce stade, tout ce que je dirai c’est que l’entretien était très sérieux. Nous avons évoqué ce qui se passe actuellement dans le pays et les dangers qui nous menacent à tous les niveaux ».
Hamadé a ensuite précisé que la rencontre entre Ghazi Aridi et Hassan Nasrallah avait pour objectif de « compléter les entretiens avec les forces réellement nationalistes du pays. Nous espérons que tous ces efforts aboutiront à un résultat qui permettra de protéger le Liban et la démocratie ». En réponse à une question, Hamadé a toutefois précisé que l’opposition a des principes et elle les exprime. « Je crois d’ailleurs qu’ils ne sont pas totalement éloignés de ceux de ces deux forces. »

Des sources proches du Hezbollah laissent entendre que la position officielle de la formation sera expliquée à la presse dans un proche avenir. Car, selon les mêmes sources, les derniers développements font encore l’objet d’un débat interne. La formation ne peut pas se prononcer avant de connaître les véritables intentions de l’opposition. « Jusqu’où veut -elle aller ? », telle est la question qui revient le plus souvent sur les lèvres des proches du Hezbollah.
À cet égard, il faut rappeler que les relations entre Nasrallah et Joumblatt sont assez complexes. En principe, les deux hommes éprouvent du respect l’un pour l’autre. Et jusqu’à très récemment, Hassan Nasrallah espérait encore arranger les choses entre les dirigeants syriens et le leader druze. En tout cas, ce dernier trouvait toujours en lui un fervent défenseur, essayant de comprendre ses motivations et refusant de le considérer, à l’instar de certains loyalistes, comme un instrument de la politique américano-européenne. Pourtant, Joumblatt a attaqué le parti, dans une interview au quotidien français Libération, allant même jusqu’à réclamer l’application de la 1559, qui prévoit son désarmement. Il est, par la suite, revenu sur cette déclaration et il multiplie depuis quelques jours l’appel au dialogue avec le Hezbollah. Hier encore, dans une de ses déclarations, il affirmait que « le dialogue avec le Hezbollah et avec le président Berry est inévitable. Le Hezbollah est une composante politique fondamentale au Liban ».
Mais la formation intégriste a des considérations propres qui n’ont rien à voir avec les relations entre son secrétaire général et le leader du PSP. Tant que l’opposition reste sous le plafond de l’accord de Taëf, le Hezbollah est prêt à redoubler d’efforts entre elle et le camp loyaliste, notamment avec le rassemblement de Aïn el-Tiné, dont il est membre. Mais s’il s’agit de renverser le régime et de déplacer le Liban du contexte de confrontation avec Israël pour le ranger dans le camp des pays arabes proaméricains, prêt à toutes les concessions à l’égard d’Israël, le Hezbollah ne peut pas se lancer dans une telle aventure. Surtout qu’il reste dans le collimateur des États-Unis. Le sous-secrétaire adjoint du département d’État américain, David Satterfield, avait pourtant déclaré à Beyrouth que le désarmement du Hezbollah ne fait pas partie des priorités de son pays, celui-ci concentrant actuellement ses efforts sur le départ des Syriens et la tenue d’élections législatives libres.
Pour le Hezbollah, ce n’est pas une garantie suffisante et, selon les sources qui lui sont proches, il considère les propos de Satterfield comme une simple manœuvre, destinée à assurer la couverture du Hezbollah à l’opposition et à neutraliser la force qu’il représente, pour mieux se retourner contre lui par la suite. Les mêmes sources intégristes affirment que le Hezbollah avait envoyé un émissaire lundi dernier auprès du président du Conseil démissionnaire, Omar Karamé, pour l’assurer du soutien de son bloc parlementaire, avant le début de la séance parlementaire. En d’autres termes, le Hezbollah est ouvert au dialogue avec l’opposition, souhaite ce dialogue et est prêt à tout entreprendre pour qu’il ait lieu, mais il ne peut pas pour autant rejoindre ses rangs s’il ignore ses véritables objectifs. La formation n’est pas loin de penser que la visite de Satterfield serait étroitement liée aux derniers développements sur la scène libanaise et aux revendications grandissantes de l’opposition. Et le parti n’est pas convaincu de l’opportunité de combattre un pouvoir qui l’appuie et lui assure depuis des années une couverture officielle et nationale.
Mais si, pour l’opposition, il s’agit d’assainir les relations avec la Syrie et d’appliquer l’accord de Taëf, le Hezbollah est prêt à toutes les ouvertures et à toutes les médiations. Mais, selon lui, il ne faut pas perdre de vue la situation internationale et régionale en traitant les affaires internes. C’est d’ailleurs une des raisons qui le poussent actuellement à renforcer son alliance avec Amal et avec le président Berry. Dans l’espoir que cette alliance s’étendra à d’autres composantes de la scène politique et populaire.

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