2.3.05

Revenir au "pacte de 1943", par Michel Béchara el-Khoury

POINT DE VUE

LE MONDE | 02.03.05 | 14h18


La déferlante anti-syrienne à Beyrouth, dans la rue et au Parlement, après l'assassinat de Rafic Hariri, n'est que l'expression finalement étalée au grand jour d'un ressentiment refoulé.
Je voudrais mettre l'accent sur la perversité avec laquelle s'est effectuée la mainmise syrienne sur le Liban. En apparence, l'Etat y est restauré ; on l'a doté de structures qualifiées de démocratiques, on y a mis en scène une savante composition théâtrale et chorégraphique qui sert de façade à un sabotage systématique de l'esprit même de cette société consensuelle, fruit d'une longue tradition reflétée par le pacte - constitutionnel - de 1943 et qui est en réalité notre vraie, peut-être notre seule raison d'être.
Plus : on refuse au vouloir-vivre en commun toute velléité de se reformer, on le remplace par un devoir-vivre dans une unité de commande appelée "communauté de destin". On dicte à des figurants serviles un déluge de mots qu'on veut nous faire prendre pour des leçons de politique et de morale. Il s'est ensuivi une érosion de la notion même d'indépendance. Un mélange de dégoût et d'indifférence a fini par s'emparer d'une population dont les besoins quotidiens sont de moins en moins satisfaits et dont la résilience s'affaiblit avec d'autant plus de célérité qu'augmente la répression larvée et multiforme de polices plus ou moins secrètes.
Certes, toute résistance n'a pas disparu. Une opposition se développe heureusement face à cette politique désastreuse. Une opposition qui, pour oser donner leur vraie signification aux mots "souveraineté" ou "indépendance", se trouve paradoxalement accusée de trahir une sémantique officielle, qui les traduit systématiquement par le mot "Syrie". Une presse disposant encore d'une timide marge de liberté s'offre quelquefois le luxe d'un peu de mauvaise humeur.
Tous les maux dont souffre le Liban ne sont pas exclusivement attribuables aux Syriens. Il en est qui lui sont inhérents. Mais c'est sous le joug syrien que l'Etat libanais est devenu déficitaire dans tous les domaines. C'est sous ce joug que toutes les déviations se trouvent banalisées et impunies, que la servilité est devenue source de privilèges et de pouvoir.
Le rêve expansionniste syrien est aussi ancien que la Syrie elle-même. Et force nous est de reconnaître qu'elle a su mettre à profit une conjonction particulièrement favorable de circonstances pour entreprendre, non sans dextérité, l'ensemble des opérations politiques, militaires, diplomatiques, policières qui lui ont ouvert la voie d'une suprématie longtemps convoitée.
Il y a fallu l'installation à Damas d'un régime stable et fort au moment où des bouleversements dévastateurs frappaient le Liban. Il y a fallu les atermoiements parfois musclés des grandes puissances. Il y a fallu des milliers de morts, tous les faux pas et tous les désaccords d'une société politique libanaise opportuniste et en plein désarroi. Il y a fallu enfin la grande habileté du pouvoir syrien pour qu'enfin s'accomplisse la confiscation graduelle de tous les rouages du pays.
Certes, le conflit israélo-palestinien et les problèmes issus de l'occupation israélienne du Golan et d'une partie du territoire libanais ont été largement exploités par la Syrie pour justifier la présence prolongée de ses troupes au Liban. Mais de là à exercer une mainmise totale sur nos affaires, il y a quelque abus, auquel il faut ajouter le maintien au sud du Liban d'une véritable armée privée - le Hezbollah - qui, il est vrai, a héroïquement combattu l'occupation israélienne et en a triomphé. Tout en reconnaissant l'immense mérite du Parti de Dieu pour les sacrifices et l'endurance qui ont finalement eu raison de l'occupant, on pourrait s'interroger sur les raisons invoquées par la Syrie et ses acolytes libanais pour empêcher indéfiniment sa démobilisation.
Pendant que le Liban se débat dans cette affligeante situation, des événements extérieurs ne cessent d'avoir leurs répercussions, positives ou négatives, sur cet infortuné pays. De même que la création de l'Etat d'Israël a provoqué dans notre région les remous que l'on sait, l'agression du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis a considérablement modifié le paysage politique et militaire de la communauté internationale.
Pour nous limiter à ce qui nous concerne, un fait nouveau, presque surprenant, est l'usage de ce qu'on pourrait appeler la "carte libanaise" par les Etats-Unis pour obtenir de la Syrie un certain nombre de prestations qui, elles, ne se rapportent pas directement au Liban. Il s'agit de l'Accountability Act, qui demande à Damas, dans un de ses paragraphes, d'évacuer le Liban. Cette loi, dont l'application est suspendue dans la plupart de ses dispositions, a été suivie par la résolution 1559 de l'ONU, proposée conjointement par les Etats-Unis et la France. Je considère, pour ma part, qu'il est regrettable d'en être arrivé là. Je suis sûr que si la Syrie avait été moins abusive dans son comportement à l'égard de mon pays, les choses auraient pris une tout autre tournure.
Le Liban est à un tournant crucial. La direction vers laquelle il s'oriente est d'autant plus problématique que son peuple ne semble pas uni sur une conformité de choix. Cela laisse aux forces qui le convoitent ou veulent le dominer la possibilité de peser sur son destin. Mais s'il doit continuer de vivre à l'intérieur de ses frontières, il ne le peut qu'en adoptant une forme de consensualité permettant à chacune des ethnies et des communautés de préserver ses traditions dans une gestion cohérente et équitablement commune.
Autant dire que les objectifs et les promesses des pères fondateurs sont toujours valides. La preuve la plus éloquente en est faite dans les accords de Taëf (1987) : après la guerre civile, il a bien fallu reconnaître que la société libanaise ne peut survivre et prospérer que dans l'adhésion de toutes ses composantes à un consensus qui ressemble comme un frère au pacte de 1943. En l'appliquant dans sa lettre et son esprit, tout le monde peut y trouver avantage, la Syrie la première.
Nul besoin que le monde extérieur se mêle de résoudre ou d'aggraver nos problèmes. Pour peu que la sagesse l'emporte sur les appétits démesurés des uns et les intérêts immédiats des autres, un dialogue serein peut s'ouvrir qui aboutirait à des formules acceptables par tous. Il faut souhaiter que l'intervention de l'étranger - puisqu'il y a eu intervention, quoique non sollicitée - serve au moins à sortir les acteurs politiques et leurs maîtres d'un aveuglement plein de périls et à mieux discerner les nouvelles données du jeu des nations.

Michel Béchara el-Khoury est ancien ministre du gouvernement libanais et ancien gouverneur de la Banque du Liban.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.03.05

Aucun commentaire: