14.4.05

La crise couve à Amman entre la monarchie et les islamistes

JORDANIE Après une récente offensive du gouvernement contre les syndicats

Principale force d'opposition, la mouvance islamiste dénonce un projet de loi gouvernemental destiné à réduire l'influence des syndicats dans le royaume. Longtemps partenaire du pouvoir à Amman, les intégristes sont divisés sur la réponse à donner aux coups de boutoirs du roi Abdallah II.

Amman : de notre envoyé spécial Georges Malbrunot
[LE FIGARO 14 avril 2005]

Mohamed Abou Fares se sent traqué. «Je suis suivi en voiture et mon téléphone est placé sur écoute», raconte ce député islamiste d'Amman, interdit de prêcher le vendredi à la mosquée, pour avoir critiqué Israël et les Etats-Unis.
Pilier du régime depuis cinquante ans, le partenariat entre la monarchie hachémite et les Frères musulmans est en crise. Un récent projet de loi gouvernemental qui entend réguler l'activité des syndicats a rallumé les hostilités dans un pays où les centrales remplacent des partis politiques réduits à de la figuration.
Selon le texte, tout rassemblement devra recevoir une autorisation du gouvernement, et le mode d'élection des responsables syndicaux privilégiera les zones rurales, acquises à la monarchie, au détriment des villes, fiefs des islamistes. «Nous ne dirigeons que trois syndicats sur quatorze, l'ingérence du gouvernement est inacceptable, tonne Ali Abou Souker, député Frères musulmans, ex-patron du tout puissant syndicat des Ingénieurs. Comme nous sommes la principale force d'opposition, cette loi est destinée à nous soumettre.» Les défenseurs des droits de l'homme y voient une atteinte aux réformes démocratiques promises par le roi Abdallah II.
Ces derniers mois, plusieurs imans ont été arrêtés quelques heures, avant d'être interdits eux aussi de sermon. La censure sur les prêches s'est renforcée. Autour des mosquées, les activités islamiques comme la vente de Coran ont été bannies. «Avant, nous controlions une majorité des 1 800 mosquées du pays, selon Abou Souker, mais nous avons été marginalisés en raison de pressions hostiles et de la nomination d'immans salafistes pour nous contrer, c'est une erreur grave car eux sont difficilement contrôlables.»
«Abdallah est soumis à la pression des Etats-Unis qui n'acceptent plus l'ancienne formule selon laquelle on pouvait les critiquer ainsi que leurs amis israéliens», observe un bon connaisseur jordanien. «Il s'est fait tancer par Condoleezza Rice lors de leur dernier entretien, ajoute-t-il. Il est contraint d'agir.»
Le pacte social avec les «barbus» s'en retrouve remis en cause. Dans les commerces, les coffrets pour recueillir la zakat, l'impôt coranique, ont été discrètement retirés. Le Waqf, le ministère des Biens religieux, a pris le relais. Objectif : mieux contrôler les finances du réseau d'aide sociale liée aux islamistes.
Jusqu'à une période récente, en échange de son allégeance, la Confrérie avait toute lattitude pour développer ses activités sociales et éducatives. Un partage des rôles régissait le partenariat : au roi la conduite des affaires, aux «Frères» le social.
Grâce aux aides privées en provenance du Golfe, l'action caritative des «barbus» s'est étendue. Premier établissement du royaume, l'hôpital islamique d'Amman emploie plus de mille personnes, dont une majorité est membre de la Confrérie. De son côté, l'association du Centre islamique constitue une véritable infrastructure sociale parallèle, avec une centaine de relais à travers le pays, loin devant le ministère des Biens religieux qui comptes seulement 26 antennes.
«Les Frères musulmans ont eu pour vocation d'absorber la demande de religiosité des Jordaniens et de discréditer les chantres de l'extrémisme», constate Frédéric Maulon, chercheur. Ils prendront fait et cause pour le jeune roi Hussein qui affrontaient les nationalistes arabes dans les années 50.
Leur collaboration connaîtra son apogée en 1991 lorsque les «Frères» se retrouvent aux commandes de quatre ministères de première importance, comme l'Éducation et les Affaires sociales. La Jordanie est alors montrée en exemple par sa faculté de dompter, par la cooptation, la menace islamiste, alors que ses voisins égyptiens et syriens optent pour l'éradication sanglante.
La connivence d'intérêts semble avoir vécu. Les islamistes se plaignent d'entraves à leurs activités dans les universités. Une loi ne soumet plus à élection que la moitié des représentants étudiants. De la même manière, une autre loi durcit les conditions de tout rassemblement, désormais soumis à autorisation du gouverneur dès lors que plus de cinq personnes sont réunies.
Les intégristes jordaniens luttent contre un redécoupage électoral qui les sous-représente au Parlement. Absents du gouvernement, limités à l'Assemblée puis dans les syndicats et les instances de la société civile, ils ne peuvent guère que s'incliner face aux coups de boutoirs répétés. «Les deux parties n'ont pas intérêt à une séparation totale, tempère Ali Abou Souker. De toute façon, nous ne nous considérons pas comme une alternative à la monarchie.»
«Abdallah ne se contente plus de les diviser, comme le faisait son père, il veut leur casser les reins», assure un diplomate. Des journalistes reçus au palais se souviennent encore de son geste martial de la main : «Je ne laisserai pas mon pays tomber entre leurs mains», voulait dire le jeune monarque.
Entamée par Hussein au milieu des années 90 après la signature du traité de paix avec Israël, la neutralisation des intégristes a provoqué une cassure entre faucons et colombes. Plusieurs de leurs dirigeants furent «récupérés» par le pouvoir. «Avec le roi Hussein, nous avions réussi à mettre nos hommes jusqu'à la direction du mouvement, dont nous savions tout», constate un ancien proche du défunt roi.
Les différends qui les opposent à Abdallah sur l'Irak et la coopération avec leurs «frères» palestiniens du Hamas ont aggravé les fractures internes à la Confrérie. Le fossé est criant entre Mohamed Abou Farès, favorable au djihad, qui se dissimule au regard d'une femme, et Abdel Atif al-Arabyat, un autre député beaucoup plus ouvert, pour qui les affaires palestiniennes ne doivent pas interférer dans la politique locale.
Inquiétant pour le régime, les divisions entre modérés et radicaux, qui tiennent le haut du pavé, recoupent un autre clivage : les faucons sont souvent Palestiniens, les colombes elles Jordaniennes de souche. Une ombre portée sur la stabilité du «royaume des sables».

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