15.6.05

Deux visions du monde

L'entente de 1997 a fait long feu

Londres : de notre correspondant Jacques Duplouich
[Le Figaro, 15 juin 2005]

Vendredi 7 novembre 1997. Premier face-à-face, dans le quartier nouveau des Docklands, à Londres, entre Jacques Chirac et Tony Blair, à l'occasion du sommet annuel réunissant Britanniques et Français. «Nous avons la plus grande foi dans la relation entre la France et le Royaume-Uni», explique M. Blair. «Nous voulons qu'elle se renforce parce que nous avons beaucoup d'intérêts en commun et parce que nous avons beaucoup de choses à faire ensemble», ajoute-t-il. La rencontre a permis de constater «la chaleur de nos relations personnelles» souligne le chef du gouvernement en s'adressant au président. «Merci, Tony», répond, tout sourire, un Jacques Chirac «impressionné».
Le président français est très bien disposé à l'endroit du quadragénaire porté par une marée rose à Downing Street six mois plus tôt et qui a insufflé de l'air frais sur la politique du royaume. Il s'extasie devant «l'image d'une Angleterre jeune, dynamique, moderne» qui s'incarne dans son «très sympathique» premier ministre.
Le courant passe entre le néophyte aux affaires du Royaume-Uni et l'homme d'Etat chevronné. La confiance est réciproque. L'estime, aussi. «Blair, très francophile, voit, alors, en Chirac, un «sage» dont l'expérience et les références lui sont précieuses» confie au Figaro l'un de ses proches. Et, «sans doute, Chirac appréhende-t-il avec Blair, brillant politique, le fils, l'héritier, qu'il aurait aimé avoir», ajoute-t-il. En tout cas, leur relation est sans nuage. Le premier ministre britannique va même donner une preuve de la confiance nouvelle qui s'est installée entre les deux pays. En décembre 1998, à Saint-Malo, c'est à son initiative que Londres et Paris signent une «déclaration sur la défense européenne» qui va servir de base à l'organisation d'une politique de défense commune et de sécurité de l'Union européenne.
Le geste est spectaculaire et fort apprécié. Sur le Proche-Orient, les Balkans, l'Afrique, l'Europe même, Paris et Londres sont sur la même longueur d'onde. L'embellie se prolongera jusqu'en 2002. Cette année-là, deux événements soulèvent des turbulences dont les effets se font encore sentir, aujourd'hui.
D'un côté, la disposition britannique à intervenir militairement contre l'Irak aux côtés des Etats-Unis.
La décision en a été prise en juillet, selon un document ultra confidentiel publié récemment par le Sunday Times. Il s'agit, alors, en dépit des déclarations officielles, de procéder à «un changement de régime» à Bagdad. Pour contourner l'illégalité d'une telle intervention, il a été convenu de dresser un catalogue raisonné des menaces que le tyran irakien fait peser sur le monde. Les armes de destruction massive serviront de prétexte. Paris crie à l'aventurisme et Jacques Chirac s'engage, personnellement, pour faire prévaloir la persuasion diplomatique plutôt que la bombe à fragmentations.
De l'autre côté, un compromis franco-allemand sur la politique agricole commune, signé en octobre, à la veille d'un Conseil européen, jette Tony Blair dans une fureur indicible. Le premier ministre a été tenu à l'écart. Il voit dans cet agrément bilatéral un acte de défiance à son endroit. La manifestation, aussi, de «l'ancien régime» européen l'axe Paris Berlin, qu'il pensait avoir neutralisé. Aussitôt, il s'active à «détricoter» l'accord, en coulisses. Le président français le prend à partie, publiquement et lui reproche d'être un «malappris». Fin de l'Entente cordiale entre les deux hommes.
Trois mois plus tard, Tony Blair explique, sans rire, que la France porte la responsabilité de l'intervention militaire anglo-américaine contre Saddam Hussein. Le président français refuse, en effet, d'avaliser une opération militaire en Irak tant que les inspecteurs en désarmement de l'ONU accomplissent leur mission. Mais, aux Communes, Tony Blair assure que Jacques Chirac est déterminé à opposer un veto français au Conseil de Sécurité «quoi qu'il arrive». La presse, les diplomates, les parlementaires se déchaînent. L'opinion jusqu'alors réticente, bascule.
Tony Blair a cru jusqu'au bout qu'il parviendrait à «retourner» Jacques Chirac. A Londres, on croyait que la fermeté du président n'était qu'une «posture» conforme à la tradition de morgue nationale. Le fait que dans cet épisode Jacques Chirac ait eu raison sur le fond et sur la forme n'arrange pas les choses. «La querelle pèse encore sur nos relations», reconnaît un proche du premier ministre.
D'autant qu'entre le président et Tony Blair les points de désaccord se sont multipliés. Jacques Chirac évoque-t-il la nécessité d'une Europe-puissance pour relever les défis d'un monde multipolaire ? Tony Blair prend aussitôt le contre-pied. Pour lui, Europe-puissance égale Europe anti-américaine. «Je ne veux pas que l'Europe s'érige en rivale de l'Amérique», dit-il sèchement. Le rabais britannique, la politique agricole commune, le processus de ratification du Traité constitutionnel sont, aujourd'hui, autant de pommes de discorde.
L'esprit de Saint-Malo et l'entente qui prévalait aux Docklands ont fait long feu. Pourtant, «ce n'est pas une querelle personnelle qui oppose les deux hommes», assure Denis MacShane, ancien ministre des Affaires européennes. «Ils sont adultes et savent gérer leur ego. Mais, ils représentent deux générations, deux cultures, deux identités et deux visions désaccordées du monde.» Une manière de querelle entre «ancien» et «moderne», en quelque sorte, qui laisse l'Europe «sans vision et désorientée».

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