8.6.05

La revanche de la géographie

LA CHRONIQUE d’Alexandre Adler

[Le Figaro, 08 juin 2005]


Qui n’a pas le sens de son histoire est condamné à revivre sa géographie, pour paraphraser une expression chère à Napoléon. L’Europe actuelle est en train de refuser le passage à une vitesse supérieure et la conjonction des diverses puissances pour parler d’une seule voix et compter davantage dans le concert des nations. Peut-être l’ambition d’un tel projet pourra-t-elle finir par se réaliser si l’on accepte l’étape intermédiaire actuelle d’une plus grande régionalisation du continent.
On voit depuis quelques années, de véritables sous-ensembles émerger d’une structure politique européenne sans doute un peu vaste et encore mal arrimée à un projet commun. En réalité, c’est depuis les années 60 au moins que fonctionne tacitement une union économico-politique nordique fondée sur la coordination souple et la convergence des objectifs de civilisation. Véritable Canada de l’Europe future, l’ensemble des cinq Etats nordiques, auquel se joignent de plus en plus l’Estonie et la Lettonie, fonctionne souvent comme un seul Etat, au moins sur le plan de la culture et de la conception commune d’un Etat providence ouvert sur le marché mondial. Avec un pragmatisme assez admirable, on y trouve aussi toute la palette des attitudes possibles vis-à-vis de l’euro et de la construction euro péenne : la Finlande, qui craint encore le retour d’une hégémonie russe, a adopté l’euro et participe plus volontiers que les autres à tous les programmes d’intégration continentale ; le Danemark, qui a rejoint l’Union européenne dès les années 70, refuse l’euro et les accords de Schengen, par crainte symétrique de celle de la Finlande, d’une absorption par l’Allemagne voisine ; la Suède, quant à elle, refuse aussi non seulement l’euro et Schengen, mais aussi l’Otan par attachement à sa neutralité, qui importe beaucoup moins en revanche à la Finlande. Quant à la Norvège et à l’Islande, ces deux dernières ont refusé d’entrer dans l’Union, mais respectent une forme simplifiée des accords de Schengen, dès lors que le Danemark et la Suède lèvent leurs objections initiales ; en outre, l’une comme l’autre, appartiennent à l’Otan.
Cette biodiversité géopolitique, n’empêche pas l’ensemble nordique de fonctionner comme un tout à travers les participations croisées de ses grandes entreprises et de la convergence de ses politiques économiques. A l’autre extrémité du continent, une Europe méditerranéenne est en train de naître. On avait pu penser que l’émergence d’un couple Rome-Madrid, épaulé par le Portugal, et pourquoi pas à terme par la Grèce et Chypre, devait beaucoup à la rencontre personnelle des deux leaders conservateurs, Silvio Berlusconi et José Maria Aznar. L’intérêt de chef d’entreprise de Berlusconi pour les chaînes de télévision espagnole semblait encore renforcer le caractère circonstanciel de cette convergence. On s’aperçoit à présent qu’il n’en est rien. Les nations du Sud de l’Europe semblent de plus en plus proches les unes des autres : il y a tout à penser qu’une fois la nouvelle coalition de centre gauche revenue au pouvoir à Rome avec Romano Prodi, sans doute l’année prochaine, la même entente stratégique pourra se manifester entre les socialistes espagnols et portugais d’un côté, les postcommunistes italiens de l’autre. D’ores et déjà, c’est plus de 60% des écoliers italiens qui choisissent l’espagnol comme première langue vivante.
Par-delà les stratégies méditerranéennes, on ressent aussi l’appétence de Rome, de Madrid et de Lisbonne pour un grand large latino-américain, où Brésil, Argentine, et Caraïbes semblent proches sur le plan de la culture comme des ambitions économiques. Cet appel de l’Atlantique Sud, combiné à des économies moins administrées qu’au Nord, a pu, à certains moments, conduire à une convergence avec les Îles britanniques, qui sont, elles, polarisées sur un partenariat privilégié de l’Atlantique Nord. Mais il y avait un certain sens géopolitique à l’union des pays de l’ouest de l’Europe et de ceux du Sud, pour contrecarrer, en 2002-2003, l’ambition intégratrice du couple franco-allemand. Enfin, si la République d’Irlande a pu par une combinaison de catholicisme militant et de méfiance à l’égard de Londres, adopter sans ambages l’euro, il n’en reste pas moins que le petit tigre celte, qui court aujourd’hui en tête de la croissance européenne avec plus de 5%, doit une bonne part de sa toute nouvelle prospérité à l’intensité de ses relations avec les Etats-Unis, où vit une population d’origine irlandaise six fois supérieure à celle de la mère patrie. Cet atlantisme irlandais a beaucoup fait avec la croissance actuelle de type asiatique pour rapprocher fortement Londres de Dublin.
Enfin, si les divers nouveaux pays d’Europe centrale ont initialement été réticents à se doter d’une structure régionale sur le modèle scandinave, dont beaucoup craignaient qu’elle se substituât à une entrée franche dans l’Union européenne, on constate à présent que ce projet dit de Visegrad fonctionne enfin de plus en plus. Dès lors que les six Etats membres de l’Union européenne qui le constituent, depuis la Lituanie au Nord jusqu’à la Slovénie au Sud, et sans doute à terme la Croatie, sont d’accord entre eux pour éviter un retour de Moscou et une influence économique trop forte de Berlin, il y a convergence géopolitique selon un axe Varsovie-Prague-Budapest, qui constitue une carte forte pour les Etats-Unis à l’avenir.
Le paradoxe de la situation, c’est donc que manque à l’appel de cette régionalisation inévitable du continent, un seul ensemble, qui est pourtant historiquement le noyau central de la construction européenne. La France, l’Allemagne et l’Autriche, le Benelux, et même à présent une Suisse qui commence à accepter des modalités souples d’association à l’Union européenne, n’ont pas vraiment commencé à se doter de la même interopérabilité régionale que les quatre ensembles Nord-Sud-Est-Ouest de l’Union européenne. Ici, plutôt que de parler à tort et à travers d’avant-garde, ou de groupe pionnier, le couple franco-allemand pourrait sans doute mieux se faire accepter s’il prétendait seulement devenir un sous-ensemble régional de l’Union après et parmi bien d’autres. Cette entente indispensable ne pourrait toutefois pas reposer sur de simples formules institutionnelles, mais, au contraire, sur une synergie substantielle des politiques économique, industrielle, et de recherche. Or la constitution de cet ensemble régional central serait enfin le big-bang attendu d’une grande Europe plus modeste et de petites régions au contraire plus dynamiques et plus ambitieuses. Lénine le disait déjà sa manière : «Mieux vaut moins, mais mieux.»

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