8.6.05

Pétrole : une revanche de l’Opep ?

ÉNERGIE Le baril d’or noir à 50 dollars

PAR PIERRE NOËL *
[Le Figaro, 08 juin 2005]


A 50 dollars le baril, le prix du pétrole est encore assez loin de son maximum historique : en monnaie d’aujourd’hui, le prix atteint en 1980 correspond à 80 dollars. Mais les «chocs» précédents ont été provoqués par une brusque diminution de l’offre. Le marché pétrolier connaît actuellement une situation inédite où la demande, tirée par la croissance économique mondiale, vient buter sur le «mur» des capacités de production disponibles. En soi, la vigueur de la demande ne suffit pas à expliquer cette situation. Entre 1960 et 1973, la demande mondiale progressait de 8% par an en moyenne. Pour répondre à cette demande, l’industrie pétrolière installait en moyenne 150 millions de tonnes de capacités de production supplémentaires chaque année. Depuis le milieu des années 80 nous avons été habitués à une croissance modérée de la demande pétrolière : + 50 millions de tonnes par an en moyenne. La croissance moyenne depuis 2003, de l’ordre de 100 millions de tonnes, rompt avec cette tendance récente mais n’est certainement pas inédite.
Expliquer la situation de choc pétrolier rampant que nous connaissons suppose de comprendre la nature des con traintes pesant sur l’offre.
Il faut écarter l’idée d’un épuisement des réserves. Entre 1980 et 2000, la production mondiale s’est élevée à 495 milliards de barils. Non seulement ces réserves ont été entièrement renouvelées, mais les réserves en 2000 étaient supérieures de 435 milliards de barils à ce qu’elles étaient en 1980. En d’autres termes, l’industrie pétrolière mondiale a «créé» quasiment deux fois plus de réserves qu’elle n’en a «consommé». Hors de l’Opep et de l’URSS/CEI la croissance des réserves a été de 1% par an en moyenne sur les vingt-cinq dernières années ; dans les pays de l’Opep, elle dépasse 3% par an. Même si la moitié des augmentations affichées par les pays du Moyen-Orient dans les années 80 étaient fictives, la conclusion resterait inchangée : les réserves sont plus abondantes aujourd’hui qu’à aucune autre période de l’histoire pétrolière.
Mais les volumes de réserves ne sont pas tout. Les géologues ont attiré l’attention des médias et du public sur le phénomène du «pic de production». La courbe de production d’un gisement donné a une forme en cloche : lorsque 50% des réserves récupérables ont été extraites, la production décline – on peut, dans une certaine mesure, prolonger le «plateau de production», au prix d’un déclin ultérieur plus rapide. Hors de l’Opep et de la CEI (c’est-à-dire dans le segment concurrentiel de l’industrie pétrolière) le rythme de croissance de la production décline depuis 1980 et tend lentement vers zéro. D’ores et déjà, la couverture de la croissance de la demande repose quasi entièrement sur la CEI et l’Opep. Dans quelques années – peut-être dès 2010 – ces deux groupes de pays producteurs devront, en plus, combler le déclin de la production dans le reste du monde.
Après l’effondrement du régime soviétique, la désorganisation et le sous-investissement avaient entraîné une chute brutale de la production russe : de 550 millions de tonnes en 1989 à 300 millions de tonnes en 1996. La réorganisation et la modernisation de l’industrie pétrolière, rendues possibles par les privatisations, ont permis un redressement spectaculaire. Entre janvier 1999 et décembre 2004, la production russe avait augmenté de 30 millions de tonnes par an en moyenne. Mais la destruction délibérée de Youkos par les autorités de Moscou, le durcissement des conditions faites aux investisseurs étrangers, et surtout le fait que les industries énergétiques se retrouvent, depuis la réélection de Vladimir Poutine, au coeur de jeux politiques illisibles et imprévisibles, rendent l’avenir très incertain. Depuis la fin 2004, la production russe stagne. En contraste complet avec les trente dernières années, la volonté et l’aptitude des pays de l’Opep à augmenter leurs capacités de production va désormais constituer un facteur déterminant de la dynamique pétrolière.
Entre 1950 et 1973, 40% des augmentations de capacités mondiales ont eu lieu dans les pays du golfe Persique. La production y augmentait de 11% par an en moyenne. Conformément à la logique économique, la production des zones les plus prolifiques, où les coûts de développement sont les plus bas, croissait plus rapidement que la production mondiale. Depuis 1973 au contraire, le fonctionnement du système pétrolier fait violence à la logique économique. Les nationalisations des concessions historiques dans les années 70 ont précipité un redéploiement durable des investissements privés en exploration et production en faveur de provinces pétrolières situées dans les pays de l’OCDE. Les capacités de production au Moyen-Orient sont restées quasiment inchangées.
La raison d’être de l’Opep est de limiter la disponibilité de son pétrole pour défendre des prix largement supérieurs au prix de concurrence. Pour plusieurs pays membres du cartel, cette option est, progressivement, devenue quasi irréversible. Trop longtemps isolées du secteur concurrentiel de l’industrie pétrolière, la plupart des compagnies publiques nationales ont décroché au plan des capacités technologiques et organisationnelles.
Les pays qui, au sein de l’Opep, augmentent leurs capacités de production sont ceux où les compagnies pétrolières internationales peuvent investir : Nigeria, Algérie, Emirats arabes unis. L’Irak est en guerre depuis vingt-cinq ans. L’Iran a rouvert partiellement son amont pétrolier mais ne parvient pas à offrir aux investisseurs des conditions acceptables. Le Venezuela a refermé la porte ouverte dans les années 90 et la politique de Hugo Chavez confine au «suicide pétrolier».
La seule exception – elle est de taille – est l’Arabie Saoudite. A l’abri du parapluie militaire américain, les Saoudiens ont su construire une industrie pétrolière nationale moderne, possédant à la fois les moyens financiers, technologiques et or ga ni sa tion nels nécessaires au développement de ses capacités de production. La Saudi Aramco vient d’annoncer un doublement de son budget annuel d’exploration et production.
Il n’est pas interdit d’être optimiste sur l’évolution des conditions d’investissement en Iran et même en Irak. Mais il ne serait pas rationnel économiquement pour les pays du Golfe de développer massivement leurs capacités de production. Comme le confiait récemment un haut responsable du ministère du Pétrole iranien à l’auteur de ces lignes, il y a vingt ans qu’ils attendent le moment où la croissance de la demande sera durablement supérieure à celle de la production de l’Opep. Qu’elle soit assumée explicitement ou non, la stratégie de l’Opep, et en particulier des pays du Golfe, devrait consister à ne déplacer que très lentement le «mur» contre lequel vient buter la demande.
Le moment où il deviendra physiquement impossible d’accroître les capacités de production mondiales est encore éloigné. Mais la «rareté po ten tiel le» générée par les politiques pétrolières restrictives des pays de l’Opep s’est enfin actualisée : ne comptons pas sur eux pour la faire disparaître.

* Economiste et politologue, chercheur à l’Ifri. Auteur des Etats-Unis et la sécurité pétrolière mondiale dans le Ramses 2005 (Dunod).

Aucun commentaire: