8.6.05

Le révélateur

La croisade pour la démocratie du président George W. Bush repose largement sur une exportation du suffrage universel dans les pays qui ne l’ont pas encore. Pourtant, le reproche qui peut être adressé à ce projet est d’apparaître comme une caricature de démocratie. Les leçons de la Guerre froide nous ont appris, si besoin été, que la tenue d’élections ne signifie pas pour autant qu’il y ait démocratie. Le suffrage universel était le paravent derrière lequel se camouflaient toutes les dictatures de ces soixante dernières années. Une des raisons de la crise algérienne des années 1990 réside dans l’éclatement de l’hypocrisie totalitaire : par l’entremise du Front islamique du salut, dont l’idéologie était bien plus démocratique que le socialisme du Front de libération nationale, le système se retournait contre ses créateurs. Pour éviter la faillite, preuve s’il en fallait que l’on n’était pas dans un régime démocratique, les caciques au pouvoir ont provoqué un coup d’Etat, en annulant purement et simplement le second tour de l’élection et en emprisonnant les dirigeants islamistes. Le suicide d’une autre « nation » commençait…
Le suffrage universel seul n’est rien. Il renvoie à un discours sur la foule, qui n’est en rien un concept pertinent pour analyser les comportements politiques. Il ne suffit pas d’une manifestation pour amener la démocratie. Pas plus que cette « avant-garde européenne » que Jürgen Habermas a cru déceler ce premier week-end de février 2003 dans l’opposition à la politique de Bush envers Saddam Hussein n’a pu éviter la guerre américaine contre l’Irak, les manifestants libanais ou ouzbeks, pour ne pas parler des Géorgiens, des Ukrainiens et des Kirghizes, n’ont permis à leurs pays de basculer dans la démocratie. Des gouvernements sont certes tombés dans certains pays. Mais l’enjeu libanais n’était pas la démocratie, simplement le départ de la Syrie. Les élections des deux derniers week-end montrent combien tout est resté similaire à avant, les pro-syriens ayant fait un léger mea-culpa au moment des tractations entre chefs de parti. Voilà pourquoi la présence du général Michel Aoun paraît intolérable à beaucoup. Cet admirateur du général de Gaulle rêve d’une démocratie impartiale, ce que ne veulent ni les chi’ites, socialistes laïcs ou islamistes, ni les druzes, socialistes progressistes, ni les sunnites, liés au martyr d’Hariri, et encore moins la mosaïque clientéliste chrétienne.
Le suffrage universel permet de dégager des majorités de gouvernement… et encore ! La proposition britannique, hier, de sauver certains éléments du projet de Constitution européenne en péril, à quelques jours d’un sommet européen qui s’annonce houleux, en est la preuve flagrante. Français et Néerlandais ont sacrifié un texte qu’ils ne comprenaient pas, laissant aux gouvernants européens un sentiment de flottement. Ils leur fallaient reprendre la main. La tâche revient à la Grande-Bretagne, qui accède pour six mois, à compter du 1er juillet, à la tête de l’Europe. Pour le secrétaire au Foreign Office, Jack Straw, le renforcement du rôle des Parlements nationaux, à la fois sur le plan du contrôle des institutions communautaires et sur le plan législatif (le principe de subsidiarité) sont des éléments « sur lesquels tout le monde est d’accord » et qui devraient être conservés par les 25, quel que soit le sort du traité, a-t-il déclaré mardi dans une interview à la BBC. Il a également apporté son soutien à la simplification, prévue par le traité, du système de calcul de la majorité qualifiée. Il a enfin retenu, en partie, l’idée d’un ministre des affaires étrangères européen. Voilà un moyen de contourner, à moindres frais, la volonté des peuples…
C’est que l’Europe « ne pourra fonctionner convenablement » sans « adopter des règles pour son avenir », a, pour sa part, expliqué au Financial Times le Premier ministre Tony Blair. Parmi les éléments de la Constitution à retenir, M. Blair a suggéré celui mettant fin à la présidence tournante de six mois. Ces propositions de sauvetage du texte européen surviennent au lendemain de l’annonce, par les mêmes dirigeants britanniques, du report sine die du référendum sur le traité prévu pour 2006 en Grande-Bretagne.
Le suffrage universel est devenu un concept démocratique vide. Il entérine le divorce en Occident entre pays légal, celui de la société politique, et pays réel, celui des citoyens. Il montre un fossé grandissant entre une classe politique auto-reproductible et sans autre légitimité que celle d’avoir partagé les mêmes écoles, et une population de plus en plus perdue dans ce monde qui s’accélère, faute de projets politiques alternatifs de ses élites. La véritable leçon démocratique est celle-là : l’alternance des idées, voire des idéologies, créant une majorité et une opposition… Sinon, il ne peut y avoir qu’un déficit démocratique… ou une dictature.

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