29.7.05

La Syrie asphyxie le Liban en bouclant sa frontière

Le régime de Damas multiplie les fouilles drastiques des poids lourds.

Par Isabelle DELLERBA

vendredi 29 juillet 2005 (Liberation - 06:00)

Beyrouth de notre correspondante

es cheveux hirsutes et le visage noirci par la crasse, Moustapha étend un tapis douteux sur le goudron brûlant pour inviter ses voisins à partager une énième tasse de café. Aujourd'hui, il a parcouru 20 mètres au volant de son camion. A ce rythme, il franchira la frontière syrienne dans deux semaines. Depuis que le régime de Damas impose des fouilles drastiques à tous les poids lourds se présentant aux postes douaniers, une interminable file d'attente s'est formée dans le no man's land de 12 km séparant le Liban de la Syrie.
«Je n'ai plus rien à manger. Je me nourris uniquement de pommes de terre, d'huile et de pain», se lamente Eid, qui campe sous son véhicule depuis dix-neuf jours. Pour un salaire de 250 dollars par mois, ce chauffeur jordanien transporte fruits et légumes de Beyrouth à Amman. Faute de mazout, le moteur de son camion réfrigéré ne tourne plus et sa cargaison pourrit lentement. «Si je ne délivre pas la marchandise avant qu'elle soit complètement avariée, je ne serai pas payé», explique ce père de famille qui n'envisage même pas de rebrousser chemin. Devant et derrière lui, plus de 1 500 camions interdisent toute autre manoeuvre que la marche avant.
Privilégiés. «J'en ai ras le bol, je vais tout jeter sur la chaussée», hurle à quelques pas de là l'un de ses collègues. Il y a un mois, près de 300 véhicules traversaient quotidiennement la frontière syro-libanaise ; depuis fin juin, seuls une dizaine de privilégiés passent chaque jour les contrôles. «Je veux bien qu'ils fouillent nos remorques, mais alors, il faut qu'ils investissent dans des équipements modernes», s'agace Khaled. Le temps d'inspection moyen par camion est de dix heures, une éternité pour ces hommes qui dépensent au fil des semaines leurs maigres économies en eau, pain, cigarettes et essence. «Moi, je ne me plains pas. Je comprends parfaitement que notre gouvernement prenne des mesures de sécurité, intervient un chauffeur syrien pour faire taire ses camarades, les pays arabes doivent se protéger.» A quelques kilomètres en amont, les services de renseignement du régime baasiste sont toujours aux aguets.
Malgré tout, quelques chauffeurs libanais excédés rompent le silence. «Si nous sommes bloqués ici, c'est pour des raisons politiques. Les autorités syriennes se sont senties humiliées quand leurs troupes ont dû quitter notre pays (en avril dernier, ndlr), maintenant, elles se vengent en nous asphyxiant économiquement», lance Abou Ahmed.
Il faut dire que le régime de Bachar al-Assad s'empêtre depuis un mois dans des explications contradictoires. Le 10 juillet, le directeur général des douanes, Bassel Sannoufa, déclarait que «la lenteur du trafic (...) était due partiellement à l'élaboration d'un plan important destiné à moderniser tous les postes-frontière de la Syrie». Le 20, le journal du parti au pouvoir, Al-Baas, invoquait des raisons sécuritaires en affirmant que «la crise à la frontière était intervenue après la découverte d'armes et de personnes traversant la frontière». Le même jour, la ministre syrienne des Affaires sociales et du Travail, Diala Haje-Aref, semblait vouloir faire du chantage en réclamant au Liban des compensations pour les familles des ouvriers syriens qui auraient été tués après l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février dernier.
Quelles qu'en soient les raisons, le «blocus» syrien, selon le terme employé par la presse beyrouthine, coûte cher au pays des Cèdres. Un million de dollars par jour dans le seul domaine agricole, estime le syndicat des agriculteurs de la Bekaa, basé dans la région frontalière. Le Liban exporte en effet l'essentiel de ses productions via la Syrie, la frontière sud avec Israël étant fermée pour cause de guerre.
«Bon voisinage». Dans le secteur industriel, certaines entreprises s'apprêtent à licencier. Les 60 millions de dollars de marchandises qui partaient chaque mois à destination des pays arabes dorment dans des hangars. De passage à Beyrouth la semaine dernière, la secrétaire d'Etat américaine, Condoleezza Rice, a mis en garde le régime syrien. «Un bon voisin ne boucle pas ses frontières au nez de ses voisins, a-t-elle déclaré. La situation est très grave, et nous souhaitons que s'établissent un jour des relations saines de bon voisinage» entre les deux pays, «basées sur le respect mutuel et l'équité».
Rétablir de bonnes relations avec la Syrie, c'est l'objectif prioritaire que s'est fixé le nouveau Premier ministre libanais. Fouad Siniora se rendra à Damas pour son premier voyage officiel dans les jours à venir. «Le plus rapidement possible», espèrent les chauffeurs routiers qui comptent les heures.

Aucun commentaire: