19.8.05

A Shirat Hayam, la famille Picard vit "l’enterrement" de son "rêve"

LE MONDE | 15.08.05 | 15h02 • Mis à jour le 19.08.05 | 13h19

Michaël Picard avait abordé pour la première fois la question de l’évacuation de sa maison lors du dernier shabbat. "Il n’y aura chez moi ni violence physique ni verbale", avait-il décrété. Les enfants les plus radicaux de cette famille d’origine française installée de longue date dans le Goush Katif avaient marqué leur désaccord. Les plus jeunes avaient tenté de négocier quelques insultes "en français".
Quand les cohortes de soldats et de policiers ont investi en fin de matinée leur colonie de Shirat Hayam, l’un des bastions des colons radicaux, la famille Picard s’est retranchée dans le grand mobile home lui tenant lieu de maison. Un officier a frappé une première fois à la porte.
"Je ne vous laisserai pas entrer chez moi", a lancé le père, avant d’expliquer sur un ton calme l’importance de vivre "sur la terre d’Israël". Sa femme Hanna a hurlé : "Sortez de chez moi, on reste ici pour toujours !" La porte s’est refermée, les officiers se sont éloignés. Le père a commencé à transporter quelques sacs dans la voiture garée devant la maison, pendant que son épouse préparait en pleurant le déjeuner. Elle a demandé à sa fille de dresser la table dans le salon, chose inhabituelle en semaine chez les Picard. Le repas a commencé, on a frappé à nouveau à la porte. L’officier de police a invité la famille à sortir. Le père lui a demandé un peu de temps pour finir le repas et l’a invité à se joindre à eux. L’officier a accepté un délai, mais est revenu quelques instants après, escorté par une dizaine de policiers.
Michaël Picard, en larmes, leur a raconté l’histoire des siens et les raisons idéologiques de leur installation dans le Goush Katif. Tous les membres de la famille ont sangloté pendant son intervention. Il a terminé en demandant pour la dernière fois : "Dites-nous que l’on peut rester." Les pleurs ont redoublé. Certains policiers n’ont pas retenu leurs larmes. Le père a invité chacun de ses enfants à dire quelques mots. Tous ont refusé, sauf la petite Adar, âgée de 13 ans.
"Ne m’expulsez pas de ma maison", a-t-elle répété. Après avoir récité ensemble une prière et déchiré en signe de deuil le coin supérieur de leur vêtement, les Picard se sont dirigés vers la porte, la mère serrant les plus jeunes de ses enfants contre elle. Effondrée, Hanna Picard a conspué les soldats et les policiers. "Plus vite Hanna, plus vite", a coupé le père. "C’est un enterrement, a-t-elle répondu. Celui de notre maison, celui de notre rêve. Dieu a donné, Dieu a repris. Dieu donne des forces à son peuple et amènera la paix sur le monde."
Sans faire de difficultés, ils sont montés dans un bus où ils ont rejoint leurs voisins. Le père est retourné sur ses pas pour refermer la porte de leur maison. Il a embrassé la mezouza, l’étui contenant des versets de la Bible que les juifs accrochent à l’entrée. Puis il est parti séparément avec sa voiture. Les Picard ont dormi dans un hôtel de Jérusalem. Ils ne savent pas encore où ils s’installeront à l’avenir.

Michaël Zeev, notre envoyé spécial à Shirat Hayam

Les fondateurs de Shirat Hayam en appellent à la "conscience" des soldats

Les colons de Shirat Hayam ont attendu les soldats, mercredi 17 août, convaincus que ce bastion d’irréductibles serait évacué en priorité. Mais ni l’armée ni la police ne se sont présentées devant les grilles du camp, déserté depuis la veille par les sentinelles. A la place des soldats, les colons ont eu droit à la visite impromptue de trois fonctionnaires israéliens du ministère des affaires étrangères, qui ont tourné les talons avant d’être proprement chassés. Un meilleur accueil a été réservé au chef du Shass, parti des ultra-orthodoxes séfarades. Eli Yishaï, venu apporter son "soutien dans un moment difficile", a dû penser que cette visite ne serait pas vue d’un mauvais oeil par son électorat.
Toute la journée, la colonie a été agitée par les rumeurs sur l’arrivée des soldats. Puis, après l’annonce de l’attentat antipalestinien de Shilo, en Cisjordanie, par celles sur la suspension, voire l’annulation du plan de retrait. Les habitants les plus anciens ont trompé l’attente en suivant à la radio, à la télévision ou via Internet l’avancée des évacuations à Neve Dekalim, très proche de Shirat Hayam. La nouvelle du départ volontaire d’un symbole, David Hatuel, dont la femme et les quatre filles ont été tuées par des Palestiniens sur la route de Kissoufim, en 2004, a alimenté l’abattement et la consternation.

POSITION DE FORTUNE

Quatre populations cohabitent au bord de la mer. Il y a d’abord les fondateurs : une vingtaine de familles qui ont décidé qu’il faudrait, le moment venu, éviter les violences physiques et verbales. Il y a ensuite le petit camp retranché, entouré de barbelés, où sont installés des responsables d’extrême droite qui ont fait venir, dans le Goush Katif, des dizaines de militants, et qui ont également assuré qu’ils ne provoqueraient pas les soldats. Les 70 familles d’"invités", qui vivent dans un village de tentes, ont décidé de suivre les consignes des fondateurs de la colonie. L’incertitude demeure à propos des jeunes, présents sans leurs familles et qui ont tenté, mercredi, de se rendre à Neve Dekalim pour en découdre avec les soldats. Déjà à l’initiative du creusement d’une tranchée censée ralentir l’armée, un petit groupe d’activistes qui s’oppose aux décisions de la direction de Shirat Hayam a établi une position de fortune sur le toit d’un baraquement abandonné par l’armée égyptienne après la défaite de 1967. Ils ont découpé des parties de la clôture de la colonie. Seuls les adultes sont autorisés à y camper.
Mercredi soir, la majorité des habitants de la colonie ont préparé un sac contenant le strict nécessaire. Les familles des fondateurs se sont occupées en rédigeant des pancartes à l’attention des soldats, qu’ils ont accrochées à l’entrée de leurs maisons pour en appeler "à leur âme et à leur conscience". Mais des dizaines de colons ont préféré profiter de la plage plutôt que d’assister aux activités organisées par les responsables de la colonie. Jeudi matin, les soldats étaient attendus sur le coup de midi.

Michaël Zeev, notre envoyé spécial à Shirat Hayam


"D’abord je filmerai, ensuite je rentrerai prier. Puis nous déchirerons nos habits"

La prière du soir, mardi 16 août, restera gravée dans la mémoire d’Avinadav Vitkoun. Marquée d’une solennité particulière, la cérémonie a rassemblé sur la plage et aux abords de la synagogue tous les hommes de la petite colonie de Shirat Hayam, l’une des enclaves les plus radicales du Goush Katif. Au soleil couchant, les chants, les danses et les prières, exceptionnellement complétées par les textes lus une fois par an lors de la fête de Kippour, se sont achevées au son du shofar, l’instrument que l’on n’utilise que lors de cérémonies particulières.
Emu comme la plupart de ses voisins en pleurs, Avinadav, grande kippa tricotée sur la tête, a prié avec ferveur mais il n’a pas lâché sa caméra. Depuis un mois, le jeune homme corpulent, au regard constamment en éveil, envoie des images à une agence de presse américaine. Ce jeune journaliste tient par ailleurs la chronique régulière de sa colonie pour l’un des journaux israéliens de droite, Makor Rishon.
"Lorsque le désengagement a été annoncé, il y a un an et demi, mon rédacteur en chef, qui savait que je vivais dans l’une des colonies promises à l’évacuation, m’a demandé de témoigner. C’était la première fois que je devais mettre en scène ma propre vie", explique le journaliste, qui était jusqu’alors chargé du supplément destiné aux enfants dans le journal.

"JE N’AI RIEN PRÉPARÉ"

Au cours des derniers mois, ce rôle d’observateur lui a permis de conserver une certaine distance par rapport à l’événement qui se préparait. "Je n’ai pas vraiment pris conscience de ce que j’allais devoir affronter, explique-t-il calmement, à quelques heures de l’expulsion qui menace tous les habitants du Goush Katif. Je pensais sincèrement que l’évacuation ne se produirait pas. Je n’ai donc rien préparé, ni concrètement ni psychologiquement."
Dans la caravane décorée avec soin qu’il partage depuis quatre ans avec sa femme Rachel et leurs deux jeunes enfants, pas un bibelot n’a été empaqueté. Jusqu’au bout, la vie a continué, comme s’ils avaient l’éternité devant eux. "Mais cette position devient de plus en plus difficile à tenir. Et quand les soldats arriveront, je ne pourrai plus être seulement un observateur. Cela ne fait que quelques jours que j’ai pris conscience que l’histoire que je raconte est aussi la mienne."
En dépit de la douceur et du calme qu’il dégage, le jeune couple fait partie des éléments les plus extrémistes de la colonie. Ancien de la mouvance kahaniste, le mouvement d’extrême droite interdit en Israël, ancien étudiant de l’école talmudique de Neve Dekalim, la colonie voisine, Avinadav porte un regard plus que complaisant sur les comportements radicaux des jeunes opposants au retrait, venus de Cisjordanie et d’Israël soutenir les habitants du Goush Katif.
En 2001, Rachel fut l’une des premières jeunes femmes à s’installer en toute illégalité sur ce morceau de plage, dans une ancienne casemate de l’armée égyptienne au confort rudimentaire. Leur mariage sur place au plus fort de l’Intifada aurait, selon Avinadav, "remonté le moral" des habitants du Goush Katif.
Convaincus de la justesse de leur cause, les jeunes gens n’ont pas évoqué ensemble le "jour d’après". Seul Avinadav a un peu réfléchi : il se voit bien en agriculteur dans l’une des colonies de la vallée du Jourdain, en Cisjordanie. Tout juste ont-ils mis au point la ligne de conduite qu’ils adopteront à l’arrivée des soldats.
"Dans un premier temps, je les filmerai, puis j’ôterai mon déguisement de journaliste -comme ses confrères présents sur place, il a reçu de l’armée une casquette rouge permettant aux soldats de les identifier-. Je rentrerai prier chez moi avec ma femme et mes enfants. Puis nous déchirerons nos habits en signe de deuil, avant de sortir et de nous laisser emmener, dans le calme."

Michaël Zeev, notre envoyé spécial à Shirat Hayam

Dernière journée "ordinaire" à Shirat Hayam

Est-ce par crainte d’affrontements violents avec les soldats, le jour même de l’allocution télévisée du premier ministre israélien, Ariel Sharon ? Toujours est-il que Shirat Hayam, comme d’autres bastions de colons radicaux, n’a pas reçu, lundi 15 août, la visite d’officiers chargés de remettre à ses résidents leur ordre d’évacuation sous quarante-huit heures.
Les activités désormais "ordinaires" de l’implantation installée en bord de la mer, chants, discussions et prières, se sont poursuivies sans être troublées par l’arrivée de ceux qu’une majorité considère désormais comme des "ennemis".
Mardi matin, la petite colonie s’apprêtait pourtant à vivre ce qui pourrait être sa dernière journée. Les 17 familles qui y vivent depuis sa création, en 2001, en réponse à un attentat, ont été rejointes ces dernières semaines par des centaines de personnes venues "renforcer l’opposition" au retrait.
Noam Arnon, porte-parole des colons installés à Hébron, est arrivé entouré de dizaines d’adolescents. Nadia Mattar, fondatrice du mouvement des Femmes en vert, vit dans une maison qu’elle a entourée de fils de fer barbelés. Son mari, médecin, est devenu le praticien bénévole de la colonie. Avec sa guitare, Aaron Razel, le chanteur préféré des "jeunes des collines", installés dans des colonies sauvages de Cisjordanie, entretient le moral des troupes. Chef de la faction la plus radicale du Likoud, le parti d’Ariel Sharon, Moshé Feiglin s’est installé avec sa famille dans une simple cabane.
Avec fierté, les colons de Shirat Hayam citent, parmi leurs "invités", le fils d’un général, Yftar Ron-Tal, qui va participer aux opérations liées au retrait.
Et puis, il y a Janine Navé. Il y a quatre mois, elle est descendue des hauteurs du Golan pour rester ici "pour toujours". A quelques dizaines de mètres du campement rudimentaire qui accueille les renforts, elle s’est fait construire une véritable maison sur la dune. Entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, Janine dit vouloir "profiter de la vie".
Aucun préparatif d’opposition à l’évacuation chez cette solide quinquagénaire au rire tonitruant, qui avoue prendre du plaisir à siroter un verre de vin rouge après un bain de mer, exercice qu’elle pratique habillée par décence religieuse. Sa maison meublée avec soin semble tirée d’un magazine de décoration. Ses palmiers et son gazon détonnent parmi les caravanes et les tentes, alors que la salubrité de la colonie commence à se dégrader et que les poubelles, en dépit de la chaleur accablante, ne sont plus ramassées depuis cinq jours.
D’origine finlandaise, Janine raconte avec force détails son amitié passée avec Lily Sharon, l’épouse décédée du premier ministre. Agricultrice à Neve Ativ, elle possède aussi une maison dans le quartier musulman de la Vieille Ville de Jérusalem. Près d’elle, son gendre Arié King, un téléphone satellite à la main, chuchote des instructions. Figure de la colonisation dans la partie orientale de Jérusalem, il est, lui, l’un des principaux organisateurs de la résistance au retrait et a coordonné, ces dernières semaines, la venue de milliers de personnes à Gaza.

Michaël Zeev, notre envoyé spécial à Shirat Hayam

A Neve Dekalim, des incidents avec l’armée accentuent la fracture entre légalistes et radicaux

Peu avant minuit, dimanche 14 août, Michaël Picard a décidé de se rendre une dernière fois dans la colonie de Neve Dekalim, voisine de celle où il campe depuis quatre ans, Shirat Hayam, située en bord de mer, dont il est l’un des principaux responsables. L’occasion pour lui de se rendre une ultime fois dans l’implantation où il s’était tout d’abord installé, en venant de France, il y a seize ans.
Ce ne devait être qu’une visite de courtoisie à ses amis restés sur place, mais c’était sans compter avec la volonté d’en découdre avec l’armée des jeunes colons venus des bastions radicaux de Cisjordanie. A l’entrée de Neve Dekalim, ces derniers s’en sont pris à une jeep de l’armée, dont les pneus ont été rapidement crevés.
L’un des rabbins théoriquement les plus respectés du mouvement de la colonisation, Chlomo Aviner, installé à Bet El, près de Ramallah, et qui veillait au grain en compagnie de responsables de Neve Dekalim, s’est aussitôt évertué à disperser les jeunes activistes, sans succès. Ses appels n’ont rencontré qu’injures et quolibets. Le face-à-face entre les colons et l’armée a dégénéré rapidement en véritable bataille rangée, le rabbin saisissant même un excité par le collet.
Arrivé sur les lieux, Michaël Picard, voulant porter secours au rabbin, s’est retrouvé face à l’un de ses gendres qui prenait à partie ce dernier. "Tu n’obéis pas à ton rabbin ?", lui a lancé Chlomo Aviner. "Si, mais tu n’es pas mon rabbin !", a répliqué l’autre. Après l’intervention des responsables de la sécurité du Goush Katif, la jeep, enfin libérée, s’est éloignée sur les jantes, dans une odeur de gomme brûlée.

"AMIS" ET "ENNEMIS"

Les échauffourées ont alors cédé la place à de nouveaux débats passionnés entre "légalistes" et "radicaux" autour du statut des soldats israéliens, considérés désormais comme des "ennemis" par les derniers, contrairement aux premiers. Effondré après une scène dont certains n’étaient pas loin de penser, parmi les "légalistes", qu’elle venait de porter un coup sévère au mouvement, Lior Kalfa, le secrétaire de la mairie de Neve Dekalim, confiait : "Demain, j’ai cent familles qui vont partir. Elles sont restées jusqu’au bout sous les obus. Que vont faire ces jeunes ? Crever les pneus des camions ? Est-ce que ces familles sont désormais des ennemis pour nos "amis" venus théoriquement pour nous renforcer ?"
Michaël Picard et son gendre se sont retrouvés quelques heures plus tard, dans la nuit, dans la baraque sommaire de Shirat Hayam qui héberge toute la famille. La discussion a repris sans que cette ligne de fracture, désormais béante, puisse être comblée.
Au matin, les habitants de la colonie ont pu constater que l’entrée de Shirat Hayam, où se sont installés de nombreux militants venus des implantations les plus radicales de Cisjordanie, était désormais barrée par des barbelés. Dans la journée, des officiers israéliens devaient s’y présenter pour notifier aux colons leur ordre d’expulsion.

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Michaël Zeev, journaliste israélien spécialiste des colonies, tient pour Le Monde, depuis le bouclage intervenu dimanche 14 août à minuit, la chronique de Shirat Hayam, colonie radicale du Goush Katif.

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