16.9.05

Afghanistan : des urnes dans le chaos

Reportage

LE MONDE | 16.09.05 | 13h47 • Mis à jour le 16.09.05 | 13h54

Perché sur un promontoire qui domine la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, le commandant Massoum indique un sentier qui s’enfonce à droite sous les pins. "C’est par là que nous avons affronté cette nuit un groupe d’une trentaine de talibans qui voulaient s’infiltrer" , affirme-t-il. " Après deux heures de combats, nous avons réussi à les repousser vers le Pakistan. Nous avons récupéré l’un de leurs lance-roquettes. Pas de blessés chez nous. Mais, ce matin, nous avons trouvé des taches de sang sur le sol."
Le poste-frontière afghan de Ghawi domine la grande plaine de Parachinar, capitale de la zone tribale pakistanaise de Kurram. De part et d’autre de la frontière, à perte de vue, les chaînes de montagnes s’entrecroisent. Bien malin qui peut dire si tel ou tel sommet est pakistanais ou afghan. Près de quatre années après leur éviction par l’Amérique, les talibans et leurs alliés - des fidèles d’Al-Qaida aux militants islamistes du Hezb-e-Islami, le parti de l’ancien chef du gouvernement afghan, Gulbuddin Hekmatyar - sont à nouveau très actifs dans la ceinture pachtoune du Sud, Sud-Est et Est. Vingt mille soldats étrangers, dont 80 % d’Américains, sont déployés dans le pays au titre de la "coalition antiterroriste" constituée après les attentats du 11 septembre 2001.
A quelques jours des élections législatives du 18 septembre, l’atmosphère reste tendue. L’armée américaine accroît ses opérations tandis que le gouvernement du président Hamid Karzaï multiplie les accusations contre le Pakistan - qui les dément - de soutenir en sous-main les opposants armés au régime. Sur certains sommets frontaliers, les traditionnels fortins afghans et pakistanais se défient. En plusieurs endroits, le drapeau du "pays des purs" flotte sur des sites qui semblent bien être en territoire afghan. "Les Pakistanais se sont rués sur ces hauteurs à la chute des talibans", dénonce Ziarat Khan, le chef de la choura locale, autrement dit le "conseil des anciens". "Nous avons prévenu Karzaï, le gouverneur, tout le monde ! Ils nous disent : ‘Attendez, on verra cela plus tard !’" , s’énerve-t-il. "En une heure, si le gouvernement le veut, nous les chasserons" , ajoute-t-il, approuvé par les soldats rassemblés.
Confrontée à des adversaires de mieux en mieux organisés et armés, la toute nouvelle police afghane des frontières dans le district de Jaji Aryoub - 65 km de frontière commune avec le Pakistan - paraît bien démunie. "Ils ont beaucoup d’armes, des kalachnikovs, des lance-roquettes, des mitrailleuses et des mines qu’ils posent un peu partout" , se lamente le commandant Zaher, chef de l’unité. " Nous, nous n’avons rien. J’ai cent hommes avec leur kalachnikov personnelle, deux Jeep et aucun moyen de communication." Les hommes du commandant sont, comme leurs homologues pakistanais en face, disséminés dans une dizaine de postes répartis sur ces 65 km de montagne. Les nouvelles recrues de la police ne paraissent guère plus âgées que les 18 ans réglementaires. Beaucoup sont étrangers au terrain et la plupart n’ont reçu qu’un bref entraînement à Gardez, la capitale de la province du Paktia.
Dans le district où règne la tribu des Jaji, les recrues sont en principe secondées dans leur tâche par les arbakis, une police tribale constituée de volontaires du cru. "Le gouvernement peut envoyer autant de millie rs de soldats qu’il veut , reprend Ziarat Khan. Pour garder la frontière, il ne peut rien sans les tribus." Sur les 400 arbakis du coin, 70 lui ont été délégués en renfort.
Grâce à son unité tribale, Jaji Aryoub demeure relativement calme. Mais le commandant Zaher ne prend pas de risques : il fait activement surveiller l’impressionnant réseau de grottes et de souterrains percés au temps du djihad antisoviétique. A l’époque, dans les années 1980, Jaji était une base importante pour les combattants arabes venus prêter main forte aux moudjahidins locaux. C’est d’ailleurs ici, en 1987, que l’armée rouge a livré l’une de ses plus importantes batailles.
Les centaines de tombes de "martyrs" marquées — comme c’est la coutume en Afghanistan - d’un drapeau rouge, jaune, vert ou bleu sont là pour en témoigner. "Quand les talibans ont pris Jaji, ils ont retiré de ces souterrains, qui servaient de dépôts d’armes aux différentes organisations combattantes, 900 camions d’armes et de munitions" , affirme le commandant Massoum.
Combattant du djihad avec le commandant Daoud, un fidèle du seigneur de guerre fondamentaliste Abdul Rassoul Sayyaf, devenu "l’homme fort" de Jaji, Massoum ne se souvient pas d’avoir jamais rencontré celui dont la légende combattante débute en principe à Jaji : Oussama Ben Laden. Pas plus qu’Abou Moussab Al-Zarquaoui, l’actuel chef d’Al-Qaida en Irak, qui était censément avec "le cheikh" saoudien à cette époque. "Il y avait beaucoup d’Arabes dans la région...", s’excuse-t-il.
Trois grandes "caves" d’environ 100 mètres de long sur 10 de large et 4 de haut s’ouvrent dans la montagne. "A l’époque, nous avions un hôpital qui fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, un peu plus loin, une maison d’hôtes pour les étrangers" , poursuit Massoum. Aujourd’hui, il ne reste qu’un amoncellement de pierres qu’il faut escalader pour pénétrer dans ces grottes reliées entre elles par des souterrains bétonnés. "L’armée américaine vient régulièrement y faire des inspections", précise Massoum.
Récemment renforcées par 2 000 hommes, les troupes américaines sont aujourd’hui largement déployées dans de petites bases édifiées le long de la frontière. Pour tenir et mener leurs opérations offensives contre les talibans et leurs alliés, les soldats essayent de se concilier la population. "Les Etats-Unis ont élargi petit à petit leur champ d’action, explique un représentant étranger. Ils mêlent désormais à la fois une tâche de stabilisation par des projets de reconstruction - particulièrement dans les zones à haut risque où ne s’aventurent même pas les ONG (organisations non gouvernementales) - et les opérations militaires offensives contre les talibans et leurs alliés." Leurs efforts butent cependant sur l’inertie gouvernementale. "Malgré un environnement plutôt bon dans le Sud-Est, poursuit notre interlocuteur, cette année, les talibans sont plus nuisibles, leurs attaques plus fréquentes et plus meurtrières."
Le nombre de soldats américains et afghans tués par des bombes télécommandées qui explosent au passage des convois a considérablement augmenté depuis le printemps. Entre janvier et août, l’armée US a déjà perdu plus de 50 soldats, soit quasiment le même nombre que pour toute l’année 2004. Accidents compris. Les facteurs extérieurs de la recrudescence des attaques rebelles — soutien multiforme en provenance du Pakistan et soutien financier venu d’Iran notamment — n’expliquent pas tout.
"On peut considérer que la moitié des incidents armés est due à des facteurs internes", estime un observateur. Leur liste est longue : l’incapacité de l’Etat à se renforcer, la corruption endémique que les autorités — quand elles le veulent - ne parviennent pas à endiguer. Il y a aussi la lenteur de la reconstruction, la déliquescence d’une administration clientéliste qui s’exerce au gré des faveurs accordées aux puissants. Sans oublier le rôle majeur que jouent encore les "seigneurs de guerre" et le manque d’opportunités dans les campagnes, où vit la grande majorité du peuple afghan. Tout cela joue d’autant plus en faveur de l’opposition que la grande majorité des Afghans, coupés de moyens d’information, sont une proie facile pour une propagande largement fondée sur la religion et la dénonciation des "infidèles". Bref, dans ce contexte chaotique, les talibans n’ont guère de difficultés à trouver des recrues.
District plutôt privilégié par rapport à l’ensemble de la région, Jaji n’a encore pas vu grand-chose des promesses de la paix. Dans son bureau du bâtiment délabré qui fut autrefois le tribunal local, Niaz Mohammad Khalil — sixième chef du district en deux ans — reçoit stoïquement les plaintes diverses et variées de ses administrés. Au centre du plateau poussiéreux où est installée l’administration de Jaji, le seul bâtiment neuf est un dispensaire construit par l’ONG allemande Malteser, qui a quitté la place après l’assassinat de deux de ses employés locaux dans la même province du Paktia. "Le manque d’hôpital dans cette région est notre plus gros souci. Particulièrement p our les femmes enceintes, qui doivent se rendre à Gardez au moindre problème."
Gardez n’est qu’à 60 km de Jaji, mais à quatre heures de route. La piste défoncée qui y mène longe des montagnes pelées, s’enfonce dans d’étroites gorges et épouse parfois le lit de l’Acham Kheir, une rivière de rapides où les roues des véhicules sont immergées jusqu’aux essieux. "En cas d’extrême urgence, reprend M. Khalil, nous envoyons les malades au Pakistan. Mais, là encore, c’est une bonne heure et demie pour atteindre Parachinar. De nombreuses femmes meurent durant le trajet." Ziarat Khan réclame la réfection de la route de Gardez "depuis trois ans" , se plaint-il. "J’ai vu Karzaï qui me l’a promis. Le gouverneur idem. Et encore les ONG ! Rien. Tout l’argent qui arrive de l’étranger va directement dans la poche de ceux qui le reçoivent" , soupire-t-il. A Jaji, les garçons étudient dans un bâtiment retapé, les filles sous les arbres, faute de classes.
Autre problème, "le manque de travail" . Le Programme de solidarité nationale (NSP), qui vise à renforcer l’emprise du gouvernement en offrant aux localités de petits budgets pour réaliser des projets de leur choix, se met progressivement en place. Mais beaucoup reste à faire. Dans le district de Jaji, l’ONG danoise Dacaar pilote 42 petits projets. "Les villages choisissent essentiellement trois types de projets, explique Laik Samim, le responsable. Des travaux pour améliorer l’irrigation, d’autres pour obtenir l’eau et puis du courant." Jaji n’a toujours pas d’électricité. Le NSP fournit un peu de travail aux locaux, payés 200 afghanis (5 euros) par jour pour les manœuvres et 500 pour la main-d’œuvre qualifiée, encore rare.
Près des bâtiments de l’administration, une grande arche en bois marque l’entrée de ce qui fut le bureau de l’homme fort du district, le commandant Daoud. Chevelure noire et touffue tombant sur les épaules, longue barbe sur la poitrine, le commandant Daoud est un "grand" du djihad antisoviétique. "La première fois que je l’ai rencontré, il venait prendre livraison chez Sayyaf de missiles Stinger", se souvient un ancien moudjahidin. Le puissant chef de guerre est passé avec ses hommes par le Programme de désarmement des milices (DDR), mis en place par les Nations unies. Il est théoriquement revenu à la vie civile. Cent soixante de ses hommes ont touché un pactole pour abandonner les armes, mais une centaine ont intégré la nouvelle police. Ce qui laisse au commandant Daoud un pouvoir certain...
Officiellement terminé, le DDR a eu des résultats mitigés. Beaucoup d’armes sont encore entre les mains de ceux des chefs de guerre qui ont des appuis dans l’administration centrale. Le commandant Daoud est, comme il se doit, candidat aux législatives. Ziarat Khan se présente aux élections provinciales. Désigné par la choura, celui-ci sait ce qu’il veut - routes, écoles, hôpitaux, travail, mais il ignore ce que seront les pouvoirs des conseils provinciaux. Malgré les efforts de 4 "éducateurs" chargés d’expliquer le processus électoral, peu d’habitants le comprennent. Chacun se fie à la décision du Conseil des anciens pour voter.
Invisibles dans le paysage, les nombreuses femmes inscrites au Paktia voteront certainement comme leur mari. Plus que les élections, c’est le développement, la loi, l’ordre et la justice qui sont réclamés. Mais le temps passe, et il joue contre Kaboul. "Si cela continue, estime un connaisseur, l’équilibre au sein des tribus pourrait tourner doucement contre l’Etat." Et alors là...

Françoise Chipaux
Article paru dans l’édition du 17.09.05

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