17.9.05

Pour sortir par le haut de la crise nucléaire iranienne

Point de vue
, par François Nicoullaud

LE MONDE | 17.09.05 | 14h16 • Mis à jour le 17.09.05 | 14h53

L’ampleur prise par le dossier nucléaire iranien doit beaucoup à la nature et aux comportements du régime islamique. Une bonne partie de la communauté internationale, soutenant les trois pays européens montés en première ligne - Allemagne, France, Royaume-Uni , a donné le coup d’arrêt qui convenait à une dérive inacceptable de la part d’un pays signataire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
Ce premier résultat acquis, il faut aussi dire qu’en ce qui concerne la prolifération, le dossier iranien est encore parfaitement gérable, et les solutions à portée de main. Rien n’oblige à ce stade à se jeter dans une montée de crise.
Rappelons quelques faits. Dans les années 1980, la République islamique, qui avait pourtant mis fin au programme nucléaire du Shah, lance un programme clandestin, probablement sous l’effet de la guerre déclenchée en 1980 par l’Irak de Saddam Hussein, alors soutenu par à peu près tout le monde, même si ses ambitions en matière nucléaire, bactériologique, chimique, n’échappaient à personne. Saddam avait déjà utilisé l’arme chimique. S’il parvenait à la bombe, l’Iran se devaitde l’avoir.
Mais, après des années d’efforts conduits en violation de ses engagements internationaux, l’Iran est sans doute arrivé à la conclusion que la fabrication d’une bombe était une entreprise plus complexe qu’imaginée au départ. De fait, quand son programme clandestin a été dévoilé, en 2002, les Iraniens n’avaient encore pu produire de matières fissiles utilisables pour une bombe qu’à l’échelle du laboratoire : quelques milligrammes de plutonium, alors qu’il en faut à peu près 7 kilos, et quelques grammes d’uranium enrichi à environ 1 %, alors qu’une bombe réclame 20 à 25 kg d’uranium enrichi à au moins 90 %.
Depuis lors, aucun progrès significatif n’a été relevé au cours des campagnes intensives d’inspection conduites sur le terrain par les experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) - dès que Téhéran s’est dit prêt à revenir sur le droit chemin -, par rapport à ces résultats objectivement modestes. A la demande des trois Européens, l’Iran a même accepté l’application, sur son territoire, du protocole additionnel de l’AIEA. Celui-ci donne à ses inspecteurs des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux du système de contrôle traditionnel de l’Agence.
A ce jour, bien que n’ayant pas ratifié ce protocole additionnel, l’Iran accepte toujours ces contrôles renforcés. Il a même été ces deux dernières années - et pour cause -, le pays de loin le plus visité de tous les membres de l’AIEA.
La reprise récente d’activités moyennement sensibles sur le site nucléaire d’Ispahan - même si elle va à l’encontre des demandes de la communauté internationale - est, elle aussi, placée sous étroit contrôle de l’Agence pour éviter tout détournement à des fins militaires.

A partir de cet acquis non négligeable, comment progresser ? D’abord en le consolidant. L’Iran est membre du TNP, il doit le rester. Il applique le protocole additionnel de l’AIEA, il doit à présent le ratifier. Mais ce socle indispensable n’est pas encore suffisant. L’Iran doit aussi fournir les "garanties objectives" , selon le terme utilisé par les négociateurs européens, qu’il ne se lancera pas dans la production de la bombe en détournant les technologies qu’il développerait dans le cadre de son programme de production d’électricité nucléaire. C’est là où la négociation coince aujourd’hui, avec un sérieux risque de montée de crise.
Les Européens acceptent, en principe, que l’Iran se dote d’un parc de centrales nucléaires productrices d’électricité mais considèrent qu’il n’a aucune raison de produire lui-même de l’uranium faiblement enrichi pour alimenter ces centrales encore à construire. Ils lui demandent donc de renoncer à développer la technologie particulièrement sensible de l’enrichissement par centrifugation. Ils lui garantissent, en revanche, la fourniture du combustible nécessaire.
L’Iran, échaudé par un certain nombre d’expériences passées, estime, au contraire, qu’il doit, sans tarder, développer cette filière de l’enrichissement pour ne pas se trouver un jour en panne de combustible - et donc en manque d’électricité -, au cas où ses fournisseurs seraient incapables, ou refuseraient, de le livrer. A ce jour, aucun des deux côtés ne veut en démordre. Il y a néanmoins une zone de convergence possible.
Les Iraniens sont assez près d’admettre qu’ils n’ont pas besoin d’une capacité industrielle d’enrichissement de l’uranium tant qu’ils ne posséderont pas un parc significatif de centrales nucléaires. Compte tenu de leurs délais de construction, cela donne au moins quinze ans de répit. S’appuyant sur une lecture légaliste du TNP, qui reconnaît à ses membres la faculté de conduire des activités nucléaires pacifiques, les Iraniens demanderaient alors, en échange, la reconnaissance de leur droit à mener, au moins, un programme de recherche et de développement en matière de centrifugation. Tout en acceptant de brider ce droit par un engagement à ne pas enrichir d’uranium au-delà des 3 % à 5 % nécessaires et suffisants pour le combustible des centrales, donc très en deçà des hauts enrichissements militaires.
Or on sait que la rupture d’un tel contrat, dans une installation contrôlée par l’AIEA, serait détectée en quelques jours, au plus, quelques semaines. Les Iraniens laissent, enfin, entendre qu’ils seraient prêts à renoncer à tout programme de production de plutonium, seconde voie d’accès à la bombe.
Sur de telles bases, la question revient à savoir s’il est effectivement dangereux de laisser l’Iran se doter d’une unité de recherche et de développement en matière d’enrichissement par centrifugation. Pour mettre les choses en perspective, il convient de savoir qu’une unité de 500 centrifugeuses du modèle en cours de mise au point par l’Iran, devrait tourner pendant quatre ou cinq ans pour produire le matériel nécessaire à une bombe.
A partir de là, ne pourrait-on demander aux experts de l’AIEA, les mieux placés pour définir des "garanties objectives" , s’ils s’estiment, ou non, capables de garantir à coup sûr le non-détournement de la production de quelques centaines de centrifugeuses ? Si la réponse était positive, la querelle actuelle serait près d’être réglée, au prix d’un important travail de définition d’un certain nombre de verrous juridiques et techniques.
Pas du tout, répondent les critiques. Autoriser l’Iran à faire fonctionner une unité d’enrichissement de ce type lui permettrait d’acquérir la maîtrise d’une technologie hautement sensible, qu’il pourrait ensuite mettre à profit en un programme parallèle clandestin conduisant à la bombe. Mais la question se poserait, à peu près dans les mêmes termes, si l’Iran acceptait de renoncer à toute activité d’enrichissement, laissant inemployés des centaines de scientifiques et de techniciens qualifiés et motivés.
Dans tous les cas de figure, il est aisé de dissimuler l’activité de quelques douzaines de centrifugeuses. Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de fabriquer, d’assembler, d’alimenter en dizaines de tonnes d’uranium et de faire fonctionner les milliers de centrifugeuses nécessaires à la production en quelques mois d’une, puis de plusieurs bombes. Le tout sans que personne ne s’en aperçoive.
Là, les moyens d’investigation offerts par le protocole additionnel de l’AIEA - sans parler des capacités de renseignement mobilisables par les Etats intéressés -, garantissent que le lancement d’un projet de cette échelle serait détecté, amplement à temps, pour permettre à la communauté internationale de réagir - d’abord par la conviction, sinon par la force.
Dans cette approche objective, il n’est plus besoin de réclamer, au préalable, le rétablissement de la confiance, ou de s’interroger sur les intentions cachées de l’Iran. Même si, par miracle, nous pouvions avoir totalement confiance aujourd’hui dans le gouvernement iranien, qu’en sera-t-il dans cinq ou dix ans si surgissait par exemple dans la région un "fils de Saddam" ? Une bonne protection contre la prolifération nucléaire doit être imperméable sur le long terme à l’absence ou aux fluctuations de la confiance.
Cette protection peut être construite, même avec le régime de l’ayatollah Ali Khamenei et de Mahmoud Ahmadinejad : en gardant les yeux ouverts, dans le strict respect du droit international ; en faisant comprendre aussi notre détermination à passer à l’acte si l’Iran refusait la main offerte et transgressait à nouveau ses engagements au titre du TNP.
Souvenons-nous que le pire serait que l’Iran sorte du protocole additionnel, sorte du TNP, au motif de pressions ou d’agressions inacceptables, et du déni de ce qu’il considère, à tort ou à raison, comme un droit imprescriptible d’accès aux technologies de la modernité.
Les dommages pour l’Iran, certes, mais aussi pour la région, un peu pour nous-mêmes et surtout pour le système international de lutte contre la prolifération - déjà fragilisé par les comportements de l’Inde, du Pakistan, de la Corée du Nord -, pourraient être irréparables.
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François Nicoullaud est diplomate. Il a été ambassadeur de France en Iran de 2001 à juillet 2005.
Article paru dans l’édition du 18.09.05

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