6.9.05

Irak : le gâchis américain

Point de vue
, par Francis Fukuyama

LE MONDE | 06.09.05 | 13h47  •  Mis à jour le 06.09.05 | 13h47

Quatre ans après le 11-Septembre, la politique étrangère des Etats-Unis peut être analysée à travers les questions suivantes : dans quelle mesure découle-t-elle de la culture politique américaine ? Et dans quelle mesure est-elle déterminée par les particularités de l'actuel président et de son gouvernement ?
Il est tentant de voir dans la réaction de l'administration Bush au 11-Septembre une continuité avec la tradition de politique étrangère du pays. Historiquement, les Américains se sont orientés vers un unilatéralisme déterminé lorsqu'ils s'y sont vus contraints, et ces moments ont correspondu à une rhétorique idéaliste. Pourtant, les décisions-clés de leur politique étrangère depuis le 11-Septembre n'ont pas été prises à l'aune de cette tradition ni d'aucunes pressions ou contraintes intérieures sous-jacentes.
Immédiatement après les attentats, les Américains auraient laissé le président Bush les mener dans n'importe quelle direction. La nation était prête à accepter des risques et des sacrifices substantiels. L'administration n'a demandé aucun sacrifice aux Américains moyens mais, après la chute rapide du régime taliban, elle a pris le risque de s'engager dans la résolution d'un vieux problème dont les liens avec la menace d'Al-Qaida sont faibles : l'Irak. Ce faisant, elle a gâché la carte blanche que lui avait accordée la population après le 11-Septembre. En même temps, elle s'est aliéné la plupart de ses proches alliés, dont un grand nombre se sont depuis engagés dans une stratégie de pressions diplomatiques contre l'influence américaine, attisant le sentiment anti-américain au Moyen-Orient.
L'administration Bush aurait pu choisir de créer une véritable alliance de démocraties pour combattre les courants non progressistes du Moyen-Orient. Elle aurait pu durcir les sanctions économiques contre l'Irak et y assurer le retour des inspecteurs sans entrer en guerre. Elle aurait pu donner sa chance à un nouveau régime international de lutte contre la prolifération nucléaire. Ces orientations-là auraient signifié une continuité des traditions américaines de politique étrangère. Mais Bush et son administration ont délibérément choisi d'agir autrement.
Les problèmes de politique intérieure n'ont pas pesé sur leurs choix. On a beaucoup parlé de l'émergence de l'Amérique des red states [les "Etats rouges", couleur du Parti républicain], supposée constituer la base politique de la politique unilatérale de Bush, et du nombre croissant de chrétiens conservateurs censés déterminer ses décisions au niveau international. Mais l'étendue et l'importance de ces phénomènes ont été largement exagérées.
Une dynamique différente s'est trouvée négligée. Pour la guerre en Irak, l'administration a bénéficié du soutien des néoconservateurs (qui manquent de base politique mais fournissent une puissance de feu intellectuelle considérable) et de ce que Walter Russel Mead appelle "l'Amérique jacksonienne" , ces nationalistes partisans d'un isolationnisme acharné. Les circonstances ont contribué à renforcer cette improbable alliance.
La recherche infructueuse d'armes de destruction massive en Irak et l'incapacité à prouver l'existence de liens pertinents entre Saddam Hussein et Al-Qaida ont forcé le président, lors de sa seconde investiture, à justifier la guerre en des termes exclusivement néoconservateurs, comme faisant partie d'une politique idéaliste de transformation du Grand Moyen-Orient.
La base jacksonienne de Bush, qui fournit le gros des troupes servant et mourant en Irak, n'a aucune affinité naturelle avec une telle politique, mais n'a pas voulu abandonner le commandant en chef en plein milieu d'une guerre. Néanmoins, cette coalition pour la guerre est fragile et vulnérable face aux imprévus.
Si les jacksoniens venaient à pressentir que la guerre est ingagnable, ils apporteraient alors un soutien très réduit à une politique étrangère d'expansion se focalisant sur la promotion de la démocratie. Les primaires républicaines de 2008 pourraient en subir les conséquences, ce qui aurait pour effet de modifier la future politique étrangère américaine.
Sommes-nous en train d'échouer en Irak ? C'est encore incertain. Les Etats-Unis peuvent maîtriser la situation sur le plan militaire tant qu'ils choisiront d'y rester en grand nombre. Mais la volonté des Américains de maintenir les effectifs nécessaires a ses limites. L'armée de volontaires n'a jamais eu pour objectif de combattre une insurrection prolongée. Elle doit faire face à des problèmes d'effectifs et à des coups au moral. Or, des motifs opérationnels de taille pourraient amener Washington à réduire ses effectifs en Irak dans l'année qui vient.
En l'absence de soutien des sunnites à la Constitution et avec les scissions dans la communauté chiite, l'émergence d'un gouvernement irakien fort et uni semble de plus en plus compromise. Le problème consistera à empêcher les communautés de se tourner vers leurs propres milices plutôt que vers le gouvernement pour leur protection. Si les Etats-Unis se retirent prématurément, l'Irak glissera dans un chaos plus profond encore. Cela déclenchera une chaîne d'événements fâcheux qui entameront un peu plus leur crédibilité dans le monde et les forceront à rester concentrés sur le Moyen-Orient pour des années, au détriment d'autres régions importantes de la planète - l'Asie, par exemple.
Nous ne savons pas quelle sera l'issue de la guerre en Irak. Mais nous savons que, quatre ans après le 11-Septembre, la politique étrangère américaine dans sa globalité semble destinée à sortir grandie ou amoindrie d'une guerre reliée marginalement à ce qui est arrivé ce jour-là aux Etats-Unis.
Cette situation n'avait rien d'inévitable et tout porte à le regretter.

© New York Times

Traduit de l'américain par Manuel Benguigui
------------------------------------------------------------------------

Francis Fukuyama est professeur d'économie politique internationale à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies (Etats-Unis).

Article paru dans l'édition du 07.09.05

Aucun commentaire: