6.9.05

Une nouvelle ère commence

1/ Pétrole, l'été où tout a basculé

LE MONDE | 06.09.05 | 13h04  •  Mis à jour le 06.09.05 | 13h59

Le "colonel" Edwin L. Drake ne se doutait pas, ce 27 août 1859, que la précieuse huile jaillie de son puits de Titusville (Pennsylvanie) allait bouleverser l'économie et la géopolitique mondiales. Qu'elle deviendrait l'"or noir" pour tous ceux qui en profitent et la "bouse du diable" pour tous les damnés de la terre privés de cette rente par des gouvernements corrompus. Après cent cinquante ans d'extraction ininterrompue et de consommation gloutonne, le monde est entré dans une période incertaine : à 70 dollars le baril, le prix a triplé depuis 2001, des observateurs chaque jour plus nombreux assurent que le monde est entré dans l'après-pétrole.
L'année 2005 aura été celle du basculement. Que s'est-il passé au cours de cet été fou où le Nymex et l'IPE, les "Bourses" new-yorkaise et londonienne du pétrole, se sont enflammées ? Est-on en train de vivre un remake des chocs précédents, avec un scénario et des acteurs différents de ceux des années 1970 ? A qui profite l'envolée des cours ? Le prix de l'or noir peut-il atteindre 100 dollars le baril ou revenir à 30 dollars, alors qu'il a déjà doublé depuis janvier 2004 ?
Selon la définition héritée des années 1970, un choc pétrolier est la conjonction d'une tension sur les marchés et d'une crise politique au Moyen-Orient qui entraîne une rupture des approvisionnements. L'enchaînement est alors fatal : envolée des prix pétroliers et de l'inflation, relèvement des taux d'intérêt, récession. La tension sur les marchés est bien là, mais l'intervention américaine en Irak n'a pas eu l'effet récessif de l'embargo de l'OPEP sur les pays amis d'Israël (1973), de la Révolution iranienne de 1979 et de la première guerre du Golfe en 1991. Pour l'heure, l'inflation reste maîtrisée et la croissance vigoureuse.
A la différence des crises antérieures, "la raison principale des prix actuels du pétrole se situe certainement dans la force de la demande, analysait récemment le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), Rodrigo Rato. Et il n'y a pas de perspective de diminution de cette demande." Les prix du baril sont élevés et se rapprochent de ceux de 1980 (où ils dépassaient 80 dollars en valeur 2004), mais ils sont dus à la vigueur de la demande américaine et au spectaculaire décollage économique de la Chine depuis cinq ans.
"La Chine ! On l'accuse toujours, s'agace Pierre Terzian, directeur de la revue Pétrostratégies. Mais ce sont les Américains qui consomment le plus, et de loin !" Plus de 20 millions de barils chaque jour - le quart de la production mondiale - quand les Chinois n'en "brûlent" encore que 7 millions. Les Etats-Unis et la Chine, voilà bien les deux "oiloholics" que l'hebdomadaire britannique The Economist croquait dans son édition du 27 août : un Oncle Sam et un dragon ventripotents et repus sirotant du brut à la paille.
La dynamique de la demande chinoise n'en donne pas moins le vertige. Depuis 2000, l'empire du Milieu a absorbé un gros tiers du surcroît de la production mondiale. Il n'est qu'à voir l'offensive des compagnies pétrolières (PetroChina, Cnooc) pour les réserves des firmes et des pays d'Afrique, d'Asie centrale ou d'Amérique du Sud - et leur surenchère sur les prix des actifs achetés à l'étranger - pour se convaincre qu'un net ralentissement de la demande n'est pas pour demain.
On connaît les gagnants de ce grand boom. Les pays producteurs, qui encaissent aujourd'hui plus de 2 milliards de dollars par jour. Les compagnies pétrolières, dont les dividendes n'ont jamais été aussi gras. Les firmes parapétrolières comme Halliburton, Schlumberger, Technip, qui ont vu leurs carnets de commandes gonfler démesurément. Les grands pays industrialisés, qui ont la main lourde sur la TVA et les taxes pétrolières, où elles peuvent représenter plus de 80 % du prix d'un litre à la pompe (comme en France). Sans oublier les fonds d'investissement, qui spéculent à tout va : près du quart du prix du baril (soit 18 dollars sur 70 dollars) serait imputable aux spéculateurs, affirme le ministre allemand de l'économie, Wolfgang Clement.
Les perdants, eux, sont infiniment plus nombreux. On y trouve les consommateurs, qui ont subi une hausse de près de 20 % des prix à la pompe depuis le début de l'année. Les Français paient jusqu'à 1,45 euro le super 98, amputant un pouvoir d'achat qui progresse déjà peu. Si l'inflation ne s'en ressent pas encore, c'est que de nombreux autres produits fabriqués dans l'"atelier du monde" qu'est devenue la Chine (vêtements, informatique, jouets, électroménager...) vendus à bas prix compensent ces surcoûts pétroliers. Même les Américains, habitués à une essence bon marché, découvrent avec stupeur aujourd'hui un gallon (3,78 litres) à plus de 3 dollars - un prix qui risque d'augmenter après la mise hors service de nombreuses infrastructures pétrolières par le cyclone Katrina.
Peu de gens, en revanche, ont pris la mesure du drame des pays pauvres et lourdement endettés. Au point que le G8 a dû faire un geste, lors de son sommet de juillet, en Ecosse, en décidant la création d'un fonds spécial pour amortir ce choc pétrolier. La facture énergétique est d'autant plus lourde que leur appareil productif obsolète consomme en moyenne deux fois plus de pétrole que les pays riches pour la même production. Une efficacité médiocre qui caractérise de gros consommateurs de pétrole comme le sont la Chine et l'Inde.
Les cours retomberont-ils rapidement ? "Il y a peu de chances de voir les prix du pétrole reculer bien loin cette année ni l'an prochain", répond le Centre for Global Energy Studies (CGES) de Londres dans son rapport mensuel d'août. A moins, nuancent ses experts, d'une baisse de la pression sur des capacités de production et de raffinage aujourd'hui saturées, d'un sensible ralentissement de la croissance économique ou de la levée des incertitudes politiques dans certains pays, Arabie saoudite, Irak, Iran et Venezuela notamment. Ils s'attendent donc à un brut "au-dessus de 50 dollars le baril en 2006", également poussé par l'obsession de constituer des stocks en cas de coup dur et les "achats massifs des spéculateurs".
Steve Forbes, éditeur du magazine éponyme, est plus optimiste. La soif d'or noir des Chinois et des Indiens ne compte, selon lui, que pour une petite partie dans la hausse des cours. "Le reste n'est que pure bulle spéculative", déclarait-il récemment, avant de faire la "prévision audacieuse" d'un baril "retombé dans douze mois à 35-40 dollars". Qui croire ? D'autant que deux établissements financiers très investis dans le secteur pétrolier ont aussi fait, au printemps 2005, des prévisions radicalement divergentes : quand Goldmann Sachs prédisait un baril à 105 dollars dans les mois à venir, Merill Lynch tablait sur un effondrement des cours.
Qui peut prédire l'évolution des prix de l'or noir à cinq ou dix ans ? Un rapide coup d'œil sur leur évolution depuis cent cinquante ans (voir graphique) montre qu'ils ont été ridiculement bas durant un siècle. Un comble pour un combustible fossile qui a mis des millions d'années à se constituer et dont on a déjà utilisé entre 30 % et 50 % ! A cette aune géologique, les produits raffinés sont tout aussi bon marché. Même à plus de 3 dollars le gallon, l'essence est "donnée" aux Etats-Unis (en raison de la faiblesse des taxes). Mais quel homme politique serait assez fou pour taxer l'american way of life ? Les 4 x 4 et autres véhicules sportifs utilitaires (SUV) ont de beaux jours devant eux.
L'horizon de la production à quelques années n'est pas plus dégagé. A qui la faute ? Aux majors occidentales (ExxonMobil, BP, Total, Eni...) et aux compagnies nationales (Saudi Aramco...) fermées aux investisseurs étrangers. Elles n'ont pas suffisamment investi dans l'exploration-production. La Russie accuse désormais une stagnation de sa production et risque d'extraire moins de pétrole dès 2007, a récemment prévenu le PDG de Loukoil, la première société pétrolière russe. L'Indonésie est devenue importatrice nette alors qu'elle dispose de confortables réserves au large de ses côtes.
L'avenir est lourd de deux inconnues : le rythme de croissance de la consommation et le niveau des réserves. Comment la demande des pays émergents d'Asie ou d'Amérique latine progressera-t-elle ? A un rythme soutenu, répond le FMI. L'institution de Washington prévoit qu'ils seront à l'origine de 75 % de l'accroissement de la demande dans les cinq ans à venir. Ces deux dernières années, la demande a progressé deux fois plus vite qu'au cours de la décennie précédente.
Quoi de plus naturel, analysait récemment Chip Goodyear, le président du géant minier anglo-australien BHP Billiton, puisqu'"il y a des milliards de personnes dans le monde qui aspirent à une chose à laquelle nous sommes habitués, la voiture".
La perspective de centaines de millions d'automobilistes chinois et indiens supplémentaires a changé la donne, renvoyant à la seconde inconnue de l'équation pétrolière : les réserves. Et à son corollaire, le fameux "peak oil", au-delà duquel l'extraction d'or noir déclinera. "Depuis vingt ans, les volumes découverts sont inférieurs à ceux consommés", relève l'Institut français du pétrole. Les compagnies ont beau trouver de 12 à 15 milliards de barils chaque année, selon les calculs du CERA, un centre d'études américain de référence sur l'énergie, la planète en consomme 30 milliards. Et il n'existe probablement pas de nouvel eldorado, cette "autre Arabie saoudite" mythique entrevue il y a quelques années après de prometteuses découvertes au Kazakhstan.
En 1956, Marion King Hubbert, géologue à la Shell, avait bravé l'interdit de sa compagnie pour annoncer que le pic de la production américaine serait atteint en 1970. L'histoire ne l'a pas démenti. Et voilà que les mânes de ce trublion recommencent à hanter le monde du pétrole, où la guerre des estimations fait rage entre géologues indépendants, Etats producteurs et experts des compagnies. Car au rythme de la consommation actuelle, le pic sera atteint plus vite que prévu par les plus optimistes, qui le fixent à l'horizon 2030. Le président d'une grande compagnie pétrolière confie volontiers, loin des micros, que sans découvertes majeures, le début du déclin de l'extraction peut arriver bien avant la date de 2025, que ses experts avaient initialement fixée.
Steppes d'Asie centrale, déserts du Moyen-Orient, zones équatoriales et océans profonds recèlent-ils 1 000 milliards de barils, comme il est communément admis, 3 000, voire 4 000 milliards, comme l'affirment les plus optimistes ? La transparence n'étant pas la vertu cardinale de l'univers pétrolier, tous ces chiffres sont sujets à caution. Mais l'euphorie des années 1960 est bien retombée. Et le scandale de la surestimation des réserves par Shell en 2004 ou les doutes du financier américain Matthew Simmons sur les 270 milliards de barils détenus par les Saoudiens ont ébranlé la confiance en l'avenir radieux du pétrole.
"Nous sommes entrés dans l'ère de l'après-pétrole", assurait Dominique de Villepin, jeudi 1er septembre, en dévoilant son plan de relance de la croissance. Les géants du pétrole ont anticipé le déclin, essayant de gommer leur image de pollueurs et investissant toujours plus dans d'autres combustibles fossiles (gaz) ou les énergies renouvelables (biocarburants, éolien, solaire). Sait-on que, sans l'opposition de ses actionnaires, BP ne serait plus l'acronyme de British Petroleum mais de Beyond Petroleum ("au-delà du pétrole"). Le monde de Mad Max, où des bandes s'entre-tuent pour les ultimes gouttes d'or noir, n'est pas pour demain, mais celui du "colonel" Drake est déjà de l'histoire ancienne.

Jean-Michel Bezat
Article paru dans l'édition du 07.09.05

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