29.9.05

La France, ses fromages, ses universités

Elle a pris conscience que son influence est aussi liée à la vitalité de son enseignement.
Par Emmanuel DAVIDENKOFF et Pascal RICHE

jeudi 29 septembre 2005 (Liberation - 06:00)

à Washington

La scène date de mai 2000 mais n'a rien perdu de son actualité. Vancouver (Canada) accueille alors le premier World Education Market. Dans les allées, un professeur d'université français arbore un badge indiquant qu'il enseigne à la Sorbonne. C'est faux. Il explique : «A l'étranger, c'est la seule façon d'être crédible pour un universitaire parisien...» L'anecdote en dit long sur la lente marche des universités françaises vers la globalisation de l'enseignement supérieur.
De ce point de vue, l'ampleur du contrat que la Sorbonne - la vraie ! - vient de signer avec Abou Dhabi marque une rupture importante : il montre que le domaine des humanités, réputé invendable, a bien une valeur sur le marché de la connaissance ; l'ampleur du projet le situe par ailleurs un cran au-dessus de tous les accords internationaux ou délocalisations que les grandes écoles pratiquent depuis des années.
Hasard du calendrier : son annonce intervient le même jour que la publication d'un rapport du Commissariat du plan intitulé Etudiants et chercheurs à l'horizon 2020 : enjeux de la mobilité internationale et attractivité de la France (1), et que la diffusion de la version finale d'un rapport du Sénat sur l'accueil des étudiants étrangers en France (2). Le tout, six mois après qu'un séminaire gouvernemental eut émis 35 «initiatives» pour favoriser l'attractivité de la France.

Les enjeux du «soft power»

Pourquoi une telle effervescence ? Parce que la France a pris conscience des enjeux liés au soft power. Cette expression a été formalisée il y a quinze ans par le politologue américain Joseph Nye dans un livre dont le titre vaut programme : Bound to Lead («Voués à diriger»). Son hypothèse : «L'influence d'un Etat peut s'exercer autrement que par la coercition militaire ou économique - le hard power - : par la séduction, la persuasion, la diffusion de valeurs, de stéréotypes, de méthodes de travail...», résume Pierre Buhler, professeur associé à Sciences po. A ce titre, la vitalité des facs américaines participe du soft power au même titre que la puissance de l'industrie cinématographique hollywoodienne.
Ses effets ? Pour Joseph Nye : «Le fait que les Etats-Unis attirent plus de 500 000 étudiants et chercheurs est un indice évident de leur attractivité. Ils contribuent à l'économie américaine quand ils sont là, et rentrent souvent dans leurs pays avec un regard plus positif sur les Etats-Unis.» Pour autant, le soft power n'est pas le produit d'une décision politique centralisée. Pour Joseph Nye, sa mise en oeuvre «est le résultat d'une série de décisions décentralisées». Auxquelles se heurtent parfois d'autres politiques : alors que le «marché» des étudiants étrangers représente 13 milliards de dollars d'apport à l'économie américaine, il pâtit du durcissement des conditions de délivrance des visas .

En 5e position mondiale

La globalisation a par ailleurs fait émerger d'autres puissances universitaires potentielles, notamment la Chine et l'Inde. La première pourrait devenir un leader régional naturel, selon l'Australien Terry Hilsberg, directeur du Global University Alliance à Hongkong. La seconde ne se contente déjà plus de fournir de la main-d'oeuvre à bas coût : elle attire en stage des étudiants des plus prestigieuses universités mondiales et développe ses propres offres en ingénierie (Libération des 14 juillet et 26 août).
La prise de conscience de ces enjeux date, en France, du ministère Allègre (1997-2000). En 1997, le nombre d'étudiants étrangers dans l'Hexagone est tombé à 150 000. Il est aujourd'hui de 250 000... Entre-temps, des mesures ont été prises pour mieux accueillir les étudiants, plusieurs rapports ont contribué à secouer l'opinion, l'agence EduFrance a été créée, et surtout le processus d'harmonisation européenne des diplômes a été lancé à la Sorbonne (encore elle...).
Mais la France reste en cinquième position au niveau mondial : les Etats-Unis accueillent 30 % des deux millions d'étudiants qui suivent une formation hors de leur pays d'origine ; le Royaume-Uni, 14 % ; l'Allemagne, 12 % ; l'Australie, 10 % (l'Hexagone, 9 %). Par ailleurs, la France forme toujours 54 % d'étudiants originaires d'Afrique alors qu'elle tente d'accroître son influence en Asie et en Amérique latine mais ne sait pas comment marier solidarité avec le Sud et séduction des élites mondialisées.
Les principaux obstacles que rencontre la France sont pourtant connus de longue date : d'une part les conditions de délivrance des visas et, plus largement, d'accueil des étudiants ; d'autre part la barrière linguistique. Le rapport du Sénat stigmatise le «parcours du combattant» que doivent suivre les étudiants étrangers, non seulement au plan administratif (délais de délivrance des visas trop longs), mais aussi pour simplement remplir leur demande. L'arrivée en France n'arrange rien : l'étudiant débarque généralement seul, sans logement, sans guide. Si l'année se poursuit dans des conditions aussi déplorables, l'effet boomerang est redoutable : de retour dans son pays, il fera une superbe contre-publicité à la France.

Tintin et Jules Verne

L'autre chantier stratégique est celui des classements internationaux. Si les business schools françaises ont appris à vivre, parfois bien, avec la toute-puissance des rankings (classements) établis par le Financial Times ou le Wall Street Journal, les universités sont tombées de haut avec le classement de Shanghai : la première (Paris-VI) pointe cette année à la... 46e place. Le rapport du Sénat cite l'économiste Daniel Cohen : «Ignorer ce classement au motif qu'il est imparfait tiendrait de la politique de l'autruche.»
Le rapport du Plan plaide également pour l'urgence d'une réaction. Il dessine cinq scénarios d'avenir. Il en rejette deux. Le «scénario Robinson Crusoé», qui décrit le retour à une «quasi-autarcie» des systèmes d'enseignement et de recherche. Et le scénario «Harry Potter» qui réserverait la mobilité internationale à une élite de «jeunes initiés». Il en craint un : le scénario «Mickey», la domination d'un modèle ultralibéral, qui n'est «pas souhaitable pour la France». Et en soutient deux : «Tintin» et «Jules Verne», deux modèles fondés sur «l'ouverture des systèmes nationaux d'enseignement supérieur et de recherche». Sur le papier, la France s'y est engagée, notamment via l'harmonisation européenne des diplômes. Ne reste qu'à les mettre en oeuvre.


(1) www.plan.gouv.fr/actualites/fiche.php?id=228
(2) www.senat.fr/rap/r04-446/r04-446.html

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