16.9.05

La stratégie du pire

Depuis le 11 septembre 2001, on présente la menace d’al Qaïda comme protéiforme. L’ouvrage coordonné par Gilles Kepel et Jean-Pierre Milelli, avec une équipe de doctorants à Sciences-Po Paris, « Al-Qaida dans le texte », paru début septembre aux PUF, permet de ramener à une plus juste mesure la stratégie de ces « fous de l’Islam ». Cette collection de textes permet de cerner les influences de Bin Laden, notamment celle d’Abdallah Azzam, un Frère musulman palestinien qui a fini en héraut du djihad en Afghanistan pendant la guerre contre les Soviétiques. Ben Laden et Zawahiri ont radicalisé la doctrine d’Azzam pour généraliser le djihad mondial, en tous temps et en tout lieux, alors que pour Azzam, le djihad était localisé en Afghanistan. Zarkawi, dont on fait soit le quatrième « idéologue » d’al Qaïda, soit le nouveau Bin Laden, n’est en fait qu’un personnage de second ordre, plus local, basé en Irak, et de moindre envergure. Il appartient à l’« ‘Umma numérique », personnage virtuel au nom duquel la résistance sunnite en Irak — à moins que ce ne soient les communicants de l’armée américaine — sème la terreur chez les chiites. D’une certaine manière, il en va de même avec toutes les actions d’al Qaïda depuis le 11-Septembre. « Authentifier les textes de Ben Laden ou de Zawahiri, note Gilles Kepel dans le Nouvel Observateur du 1er septembre dernier [http://www.nouvelobs.com/articles/p2130/a275431.html], c’est un peu le même casse-tête qu’a un chercheur travaillant sur les manuscrits de l’Antiquité, qui ne sont bien sûr pas signés. Il ignore si telle phrase est d’Aristote ou du moine qui l’a recopiée ». Avec Internet, la médiatisation des messages de Zawahiri empêche toute authentification. Les textes circulent d’un site web islamiste à un autre, attaqués par des hackers, américains ou israéliens, qui les remplacent par des sites pornographiques.
La difficulté commence avec le terme « al Qaïda ». Il a de nombreux sens en arabe : «règle» ou la «norme». Terroriste classique, et non triomphe du nihilisme, Bin Laden s’efforce de construire ce nouvel ordre mondial qui devait émerger de la disparition du soviétisme. Quand le G8 se réunit en Ecosse et que Londres obtient les Jeux olympiques — deux jalons clés dans l’organisation du monde —, un troisième élément se superpose : les explosions londoniennes. Comme si à la règle du G8, de l’OMC et de l’olympisme se substituait la règle de ces autres altermondialistes. Le deuxième sens de « Qaïda », c’est la « base », vite assimilé à « base de données » qui, en langage Internet, signifierait réseau. Or, réseau veut aussi dire communauté : al Qaïda devient ainsi une petite ‘Umma virtuelle appelé à fixer la nouvelle règle de l’Islam. Seulement, par l’action terroriste, elle ne dépasse pas l’anarchisme. A cette différence que Ben Laden manipule le référentiel musulman, qui a bien sûr une portée beaucoup plus grande, à travers le réseau des réseaux, Internet, lui permettant une influence démultipliée par rapport à sa réelle capacité de nuisance opérationnelle.
Il mène directement son combat contre les Etats-Unis. Cette stratégie colle parfaitement à notre époque, vide de sens, altermondialiste et à la recherche de héros, au positif et négatif du terme. Les dernières guerres, dans le Golfe comme en ex-Yougoslavie, ont forgé une personnification médiatique des combattants. Au combat des Bush contre Saddam s’est juxtaposé, en sens inverse, celui de Bin Laden contre Clinton, puis Bush. Dans un monde où toute pensée se résume à une icône médiatique s’exprimant dans un clip, Bin Laden à trouvé un public. Au Rap des Noirs américains qui a envahi le monde, la contre-offensive islamique répond par les mêmes techniques : images fortes, mise en scène pour un public occidental non-musulman, soutenant un texte pauvre, générateur de petites phrases à l’attention des médias. Ce besoin de choquer n’est donc pas complètement nouveau. Ce qui l’est par contre, c’est que l’humiliation inutile du monde arabe de 1991 a trouvé des hérauts, personnalisés dans des individus complètement délocalisés, complètement déshumanisés, presque virtuels. Dans les clips de Ben Laden et ses lieutenants, comme dans le Rap des cités américaines, s’expriment de vrais individus qui ont perdu toute attache, tant avec la tradition islamique telle qu’elle a été transmise par les dignitaires religieux, qu’avec la société occidentale. Contrairement à l’appartenance communautaire induite par la croyance à une foi, et plus particulièrement à l’Islam, les textes piochés sur Internet, d’abord par hasard, se substituent l’enseignement traditionnel des oulémas et des mosquées. Les terroristes de Londres sont moins le résultat de voyages en Afghanistan et au Pakistan, que de l’individualisme des sociétés post-modernes. Le problème est que cet enseignement est d’une extrême pauvreté intellectuelle, correspondant parfaitement aux jeunes urbains déracinés, plutôt que sous-éduqués. La geste de Muhammad permet de faire surgir une histoire héroïque… Justement ce qui manque aujourd’hui dans les banlieues de Madrid, Milan, Berlin, Paris, Casablanca, Bali…
Les influences intellectuelles de Bin Laden sont un mélange de wahhabisme et d’anti-américanisme. Elles sont le résultat de la rencontre du milliardaire saoudien avec le Frère musulman palestinien. Azzam avait fait des études de théologie à Damas puis à al-Azhar, au Caire. Zawahiri, qui a étudié la médecine, et Ben Laden, qui a suivi un cursus de gestion, sont semblables à beaucoup de ces jeunes qui se lancent dans l’action sans vraie culture religieuse. est un gestionnaire. Seulement, au lendemain de la Première Guerre du Golfe, ils prennent conscience de la puissance que peuvent leur offrir les technologies de l’information et de la communication. Alors que d’autres, à travers le monde arabe, pensent à al Jazira, sur le modèle de CNN, eux n’ont d’yeux que pour les clips bellicistes de la chaîne d’information continue américaine. Ce sera al Qaïda, promu agence de communication de l’islam radical. La production de Bin Laden est plus proche de FoxNews que de toute autre entreprise de propagande. Le public à qui elle est destinée dépend du média utilisé : les textes diffusés sur le web doivent toucher une petite élite intellectuelle de la diaspora, tandis que les cassettes, en plus de provoquer l’émotion occidentale en diffusant des images de décapitations d’otages ou d’effondrement des Tours jumelles, doivent aussi servir à l’édification d’une masse d’analphabètes et de petits délinquants, dont Zarkawi est le plus pur produit.
Internet permet de marginaliser les oulémas, d’instrumentaliser la tradition en la décontextualisant. Il n’y a plus d’islam local, mais un djihad déraciné appartenant à un monde devenu global. A ceci près que l’ancrage arabe est systématiquement présent, assimilé à l’islamité. Le salafisme de parade de Bin Laden reste fortement marqué par le nationalisme arabe, pourtant rejeté. La stratégie ne diffère pas en cela d’autres mouvements révolutionnaires, tiers-mondistes, anti-impérialistes ou extrémistes qui se camouflent dans les méandres du réseau Internet. Ils partagent tous la même haine de l’Etat, la même négation de l’Autre, devenu ennemi à forte de stéréotypes résultant de la mondialisation. Pour l’islamisme fondamental d’al Qaïda, qui ressemble plus à une « auberge espagnole » qu’à un mouvement réseaucentrique, peu importe que des musulmans soient tués dans les attentats. Bin Laden a réussi, le tout est de savoir si c’était son objectif initial, a construire une représentation binaire du monde,dans laquelle al Qaïda représenterait une petite avant-garde internationale s’arrangeant le droit d’interpréter la tradition. Al Qaida est ainsi un mélange de codes anciens tombés en désuétude et de modernité terroriste. Pour les Jihadistes, l’Histoire n’existe pas, ou plutôt elle n’est que le long roman de la décadence des musulmans. Il leur faut donc revenir à la geste authentique du Prophète et des quatre premiers califes sunnites. « On le voit bien chez Ben Laden, note Gilles Kepel : toute sa gestuelle consiste à imiter le Prophète. Quand on le voit le 7 octobre 2001 dans une grotte des montagnes afghanes, il rejoue le Prophète apparaissant à Médine après avoir fui La Mecque impie (…). Ben Laden met en scène l’action en temps réel, la violence destinée à être vue dans l’instant ».
Cette conception médiatique du Jihad n’a d’intérêt que parce qu’elle est spectaculaire. Empruntant les critères informationnels occidentaux, il doit apparaître comme une superproduction hollywoodienne pour apparaître sur les écrans. A Qaïda doit être capable de réaliser deux attentats en même temps (Tanzanie et Kenya), en série — en général quatre (11-Septembre, Madrid, Londres). La concomitance de la violence terroriste n’a d’autre objectif que de montrer sa capacité à frapper quand et où elle veut. Rien de nouveau. Ce qui l’est moins est sa représentation médiatique immédiate. Terrorisme postmoderne ? Ou simplement triomphe du virtualité ?

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