21.10.05

Good Morning Guizmo…

L’épisode du JAG de dimanche dernier rappelle étrangement celui d’il y a quinze jours. Intitulé sobrement « Guantanamo », alors que son titre original donne immédiatement le ton, « Camp Delta », il pose subrepticement la redoutable question de la légitimité de la guerre contre le terrorisme. D’entrée de jeu, le lieutenant-colonel MacKenzie rappelle que « la brutalité n’est jamais acceptable. On l’a établi après Abu Ghraïb ». Mais le capitaine Raab lui rétorque aussitôt qu’on se trouve à Guizmo… Conclusion, quelques scènes plus loin, du capitaine Turner : ce « terrain est politiquement miné ». Diffusé quelque jours après le premier jeudi de novembre 2004, c’est-à-dire après la réélection de Georges W. Bush, cet épisode du JAG est même politique, dans le sens où il prend position. Turner avait averti Mac : « N’oubliez jamais le contexte ».
Le contexte, justement, dans cet épisode, reflète fortement la vision de l’armée face à la politique menée par les civils du Pentagone et de la Maison-Blanche. L’angle choisi est très instructif de la façon de penser des militaires : un supposé détenu de la prison de Guantanamo a été sérieusement passé à tabac par trois MP. Le JAG de la Navy est envoyé enquêter, bien que l’Army aie son propre corps d’avocats, afin d’ôter à l’opinion publique toute « impression que l’Army est partiale », selon les termes du général des Marines Cresswell, le nouveau JAG de la Navy. Tout l’épisode va ensuite naviguer dans cette dualité, bien américaine il est vrai, entre Bien et Mal.
Le ton est donné par un professeur d’histoire, dans un magasin de chaussures où le capitaine Roberts était en plein essayage. Découvrant que l’officier avait perdu une jambe, il s’enquit de savoir s’il avait servi en Irak. A la réponse que l’incident s’était passé en Afghanistan, l’enseignant rétorqua : « Vous avez fait exploser des tentes à vingt dollars avec des missiles à un million. Tout ça pour foutre les Talibans dehors. Une minute après votre départ, ils seront de retour ». Et de poursuivre : « Vous avez perdu une jambe. Mais il y a des gamins qui reviennent dans des sacs en deux, trois morceaux. Ca vaut le coup ça ? » L’apparence de légitimité démocratique des événements qui ont suivi les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone est un plus écorné lorsque ce professeur s’élève vigoureusement contre « cette guerre injuste et mal préparée ». Lorsque Bud affirme que c’était pour « défendre la liberté », l’enseignant s’interroge : « Quelle liberté j’aurais perdu si on n’avait pas envahi l’Irak ? »
Dans une série qui reflète autant les pensées du Department of Defense américain, aux scripts révisés par les Publics Affairs de la Navy à Los Angeles, ces propos émanant d’un civil ne peuvent que renforcer l’impression qui s’est établi avec les épisodes de la dixième et dernière saison du JAG de la montée d’une contestation des armées face à l’Administration Bush, et en premier lieu Donald Rumsfeld. L’échange entre le capitaine et l’enseigne Roberts, d’une part, et cet enseignant, d’autre part, n’est pas neutre. D’un côté, il y a les valeurs universelles des armées, à savoir la défense des intérêts supérieurs de la Nation, de l’autre la contestation, mais pas n’importe laquelle, celle d’un intellectuel, au fait du passé de cette Nation, puisque les scénaristes le présentent comme professeur d’histoire. Ce n’est pas à une remise en cause de l’armée à laquelle on invite le téléspectateur, mais bel et bien à une relecture des trente-huit mois depuis le 11 septembre 2001.
Diffusé la première fois aux Etats-Unis le 19 novembre 2004, cet épisode apparaît toutefois comme une participation au débat initié par la publication, dans le Washington Post, cinq mois plus tôt, les 9 (http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/articles/A26602-2004Jun8.html) et 16 juin 2004 (http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/articles/A44849-2004Jun15.html), du « torture memo », rédigé en août 2002 (http://online.wsj.com/public/resources/documents/military_0604.pdf) par le Département de la justice à la demande de la CIA, qui justifie la torture des prisonniers suspects d’être membres d’Al Qaeda. Un consultant civil, Brett Orman, y fait explicitement réponse au cours de la cour martiale qui se tient dans l’épisode.
Sous le titre « la politique de la torture », l’éditorial du Washington Post du 16 juin 2004 estime que, contrairement aux dénégations de l’Administration Bush, qui maintient que le scandale d’Abu Ghraïb n’est le fait que de quelques « brebis galeuses », il semblerait que ces pratiques, contraires aux lois internationales, soient plus systématiques et répandues dans les prisons militaires américaines. Des cas similaires ont en effet été répertoriés à Guantanamo ou en Afghanistan. Orman ne déclare-t-il pas à Raab : « Nous sommes soit la première ligne de défense contre le terrorisme, soit un symbole de la volonté de Washington de défier toutes les lois internationales ». A l’époque, plusieurs quotidiens avaient déclaré comprendre pourquoi John Ashcroft voulait interdire la diffusion de ces notes qui décrédibilisent la guerre contre le terrorisme menée par l’Administration Bush, voire que le Président, interrogé sur le mémo, ait esquivé les questions des journalistes et continué de vouloir étouffer le scandale en reportant la responsabilité des sévices sur le bas de la chaîne de commandement.
Cette thématique était déjà apparue il y a quinze jours dans l’épisode du JAG intitulé « Retour à Bagdad », comme étaient apparues les limites de la privatisation de la guerre par le Pentagone. Dans cet épisode, le consultant civil est rendu responsable de la conduite violente des MP. La responsabilité de dirigeants haut placés avait également été mise en cause par le Los Angeles Times du 8 juin 2004 dans l’affaire d’un prisonnier terroriste disparu, que Donald Rumsfeld et George Tenet avaient personnellement exigé de l’incarcérer sans qu’on ne lui attribue de numéro de prisonnier et sans qu’on n’indique à la Croix Rouge son identité et son lieu d’internement, deux violations des lois internationales.
L’épisode n’entre pas dans ces subtilités. Mais la charge n’en est pour autant pas forte contre la politique de Washington. Les propos les plus durs viennent de civils, qu’ils s’agissent de cet enseignant ou de la juge de l’Etat de Virginie, devant qui passe l’altercation de Roberts et du professeur. La description des méthodes utilisées au Camp Delta met en cause les consultants civils et tous ceux qui gravitent, selon les propos d’un MP, parmi « ceux du renseignement ». Comme à Abu Ghraïb, le personnel qui interrogeait les prisonniers était composé de militaires des diverses unités de renseignement des armées, mais surtout d’agents fédéraux, notamment de la CIA, et de consultants civils. En entrant dans cet univers par l’angle des gardiens, l’épisode montre bien la séparation existant entre la mission des uns et des autres dans cette guerre contre le terrorisme. Les militaires font bloc dans l’adversité qui les touche. Le médecin qui examine le blessé refuse d’expliciter ses propos sur les maltraitances que subissent les prisonniers de Guantanamo. Le caporal qui a été victime de l’excès de violence de ses camarades raconte bien l’histoire, mais refuse de charger les MP devant la cour martiale.
Apparaît ainsi cette vision manichéenne chère aux Américains. La situation à Camp Delta ne devient pas une violation des droits élémentaires des libertés individuelles. Au contraire, les scénaristes ont posé un décor subtile où le rappel de chaque brimade fait surgir celui de chaque prévenance. D’emblée, on rappelle au téléspectateur que l’on n’est pas face à des combattants réguliers, soumis à la convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Sans cesse, il est rappelé que ces gens sont des terroristes, ou supposés tels, qui ont participé, de près ou de loin, au 11 Septembre. Aux pressions pour qu’ils parlent, aux tortures, aux menaces d’exportation dans un pays arabes, aux coups, on oppose systématiquement les soins médicaux, les douches, les repas, la liberté religieuse dont les prisonniers subissent. Les images nous montrent de jeunes gens en combinaison orange jouant au football, des cages avec une flèche indiquant la direction de La Mecque… Tout est fait rappeler que ces ennemis illégaux sont aussi des hommes.
Si la torture est au centre de cet épisode, il n’est pas moins démontré qu’elle n’est ni systématique, ni constante. Mieux, il est démontré que, lorsque la non-appartenance à Al Qaïda est avérée, les prisonniers sont libérés. Et ils peuvent même être appelés à témoigner, comme ce Britannique de nationalité jordanienne, témoin à charge contre les MP. Sa crédibilité est toutefois mise en doute par le recours déposé devant la justice britannique pour obtenir dix millions de dollars de réparation de la part des Etats-Unis… Qui plus est, il n’a été battu qu’une fois en vingt-et-un mois de détention… Arguments certes faciles, mais le débat du JAG, comme l’intérêt de ses spectateurs américains, n’est pas vraiment dans la compréhension des individus ayant gravité dans la mouvance islamiste fondamentaliste, mais dans la défense des Armées des Etats-Unis. C’est ce qui ressort du mot de la fin accordée à la juge de l’Etat de Virginie. Turner l’avait accusée de partialité, parce qu’elle avait perdu son fils en Irak. Ne lui rétorque-t-elle pas qu’elle a encore une fille qui sert dans le 3e régiment de cavalerie blindée ? Et qu’elle respecte ce choix, insinuant qu’elle respectait l’institution militaire ?

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