26.10.05

Urgences en Irak

Dimanche dernier, le second épisode que France 2 diffusait de son traditionnel blockbuster « Urgences » (« ER »), intitulé « Ici et là-bas (« Here and there ») » et diffusé aux Etats-Unis le 24 février dernier sur NBC. Cette série médicale, imaginée par le romancier et scénariste Michael Crichton, s’extériorisait pour la seconde fois hors des Etats-Unis pour aborder une question de politique générale. Après l’apparition du docteur Luka Kovac, à la fin des années 1990, comme une image de la barbarie ayant régnée dans les Balkans, et les tribulations de ce médecin et de son collègue John Carter au Congo, dans allégorie politiquement correcte de la crise du Darfour, dans la saison précédente, voilà le retour du docteur Michael Gallant, réserviste du corps médical de l’US Army. Les scénaristes l’avaient fait partir pour l’Irak, dans une vague allusion à l’actualité, comme d’autres séries collaient aux événements depuis le11septembre 2001. Mais, à la différence de « West Wing » (« A la Maison Blanche »), de « New York 911 » ou du « JAG », le départ du lieutenant de réserve Gallant ne cachait rien d’autre que le départ de l’acteur Sharif Atkins vers de nouvelles aventures télévisuelles. Il ne s’agissait pas d’une véritable prise de position, patriotique, politique ou opportuniste. Seulement d’une opportunité.
La tonalité est différente dans « Here and There ». L’intrigue se noue autour d’un échange de lettre entre le jeune capitaine et son béguin de Chicago, une jeune interne d’origine indienne, Neela. Dans cette lecture croisée de deux destins, on voit se dessiner une similitude entre la médecine d’urgence dans un centre hospitalo-universitaire et celle pratiquée dans un hôpital de campagne, sur le théâtre des opérations. Ici et là-bas, semblent dire les scénaristes, on soigne les « blessés des deux camps ». Dès le pré-générique, le ton est donné. Gallant commence les phrases de sa lettre que termine dans la sienne Neela, comme en écho : « J’imagine que ce que je fais ici… », note-t-il, « ressemble à ce que tu fais là-bas », lui répond-t-elle. Même les rapports que le médecin-capitaine avec son colonel, chirurgien de spécialité, dégage une similitude avec ceux entretenu au Cook County Hospital, de Chicago, entre urgentistes et chirurgiens, entre internes et titulaires…
Il se dégage une idée de normalité de la guerre insidieuse, puisqu’elle semble assimiler le combat entre Etats (n’oublions pas que la guerre contre l’Irak, même si elle est dictée par une idéologie antiterroriste exacerbée qui semble faire peu de cas de la légalité internationale, reste du domaine de la conflagration classique), réalisé sur l’initiative d’Etats par des forces armées légales, au combat de rue, d’origine criminelle et sans légitimité aucune, sinon celle de la raison du plus fort. Cette analogie est peut-être celle qui pose le plus de question dans cet épisode pour sa compréhension : cherche-t-elle à justifier la guerre de George W. Bush dans une criminalisation de l’ennemi, ce qui en reviendrait à accepter entièrement la théorie de la guerre contre le terrorisme ? ou s’agit-il simplement de banaliser une violence qui, de plus en plus, envahit nos cités, au point d’engendrer de véritables situations de guerres urbaines, ce qui serait plutôt le style de « ER » depuis sa création ? à moins qu’il ne s’agisse plus prosaïquement de démontrer que la médecine d’urgence civile doit beaucoup à la médecine militaire ? Le scénario devant beaucoup à des médecins et la série n’étant pas soutenue par le Department of Defense et ses Liaisons Office de Los Angeles, on est en droit d’en douter et, donc, d’infirmer cette possibilité.
Pour le reste, naturellement, l’épisode ne donne pas vraiment de réponse claire. Il se laisse aller dans une mièvre réadaptation de « M*A*S*H », le chef d’œuvre de Robert Altman, qui contait les frasques d’un groupe de médecins militaires durant la guerre de Corée : pour affronter les horreurs quotidiennes du Mobile Army Surgical Hospital 4077th, ces carabins développèrent un style de vie complètement délirant et bien peu militaire. « ER » reste bien en deçà dans sa description de la vie du camp militaire. Tout juste l’épisode montre-t-il un arrangement entre un sous-officier de la log et le médecin-capitaine pour un approvisionnement en agrumes, ou un autre sous-officier qui parvient à se procurer un Turaya. L’argument est plus moraliste. « Tu as un but, un rôle à tenir », écrit Neela à Gallant. Lui réfléchit sur sa condition et celle de ses camarades blessés : « On doit croire que l’on se bat pour quelque chose de vrai, que ceux qui sont là sont des héros, pas des victimes ». Cette proximité le change de son rôle au Cook County Hospital, où il était plutôt protégé de la violence urbaine, même si elle passait parfois les portes automatiques qui ont fini par être installées vers la cinquième saison. C’est peut-être pour mieux marquer les limites entre le front et l’arrière qu’il note, à l’attention de son copain Pratt, toujours interne à Chicago, qu’« il est toujours là-bas et que je suis ici ».
Cette distanciation de l’événement qui sert de cadre de référence et cette volonté de mettre en parallèle deux destins, au travers la vie de Neela, à Chicago, et de Gallant, quelque part dans le désert irakien, rendent totalement anodines les images et les paroles proprement actuelles. La jeune fille et le sous-officier blessés dans l’explosion, inexpliquée autant qu’inexplicable (avec forces explosions, comme si le camion contenait des munitions) — l’hypothèse d’une mine peut être retenue, mais pourquoi touche-t-elle le dernier camion ? —, du dernier véhicule d’une colonne logistique partant au ravitaillement ne sont que les ressorts dramatiques d’« ER ». Ils permettent d’inscrire la vie des deux personnages, Neela et Gallant, dans la normalité de la série, aux côtés des accidents spectaculaires de voitures, d’hélicoptères ou simplement domestiques, des combats de rue et autres violences urbaines, lorsque la série se passe au Cook County, ou des démonstrations du racisme sudiste, que découvre le brillant et travailleur, mais noir, Benton, dans une des premières saisons de cette longue série, ou encore des violences congolaises lors de la saison dernière. De ce point de vue, le transfert de la jeune fille, après moult péripéties bureaucratico-militaires, vers le Cook County ne témoigne pas vraiment du pitoyable état sanitaire de l’Irak, ni même de l’humanité de l’armée américaine, mais réponds à un impératif de cohérence de la série. Quant à la référence au 11 Septembre, qui aurait poussé un jeune médecin-capitaine féminin à apprendre l’arabe au prétexte qu’elle était au Pentagone ce jour-là, même si elle semble coller parfaitement à la « doctrine Rowe », professée dès novembre 2001 aux scénaristes et aux producteurs les plus en vue à Hollywood, elle apparaît totalement en décalage avec le ton général de la série. Et les propos de Gallant, dans sa lettre à Neela, qui essaye « d’être positif, mais la réalité, c’est que cela vous affecte », auraient très bien figurer, si ce n’est pas d’ailleurs déjà le cas, dans un autre épisode… sans aucun rapport avec l’Irak.
Reflet des problèmes de la société américaine, avec une certaine acuité, « ER » n’est pas en prise directe avec les problèmes de politique internationale. L’argument qu’elle développe ne peut se rapprocher de ceux des autres séries qui ont abordé cette question. La prise de position ne peut être que perçue selon un angle purement local, c’est-à-dire purement américain. Dans « Here and there », l’Irak n’est qu’un alibi pour dénoncer la violence urbaine, pour laisser aller un couple de jeunes gens sans repères certains, qu’il s’agisse d’une jeune interne un peu perdue dans sa vie ou d’un jeune homme droit dans ses rangers, mais sans prise réelle sur sa vie, puisqu’il a quitté la série. Comme lorsque le Congo permettait à Noah Wyle et à Goran Visnjic de faire une pause dans « ER »…

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