15.11.05

Les limites de la régionalisation en Asie

LA LETTRE DE L'Ifri, n°28, du 15/11/2005

Le 14 décembre 2005, en marge du 11e Sommet régional de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations), le premier "Sommet de l’Asie orientale" (East Asian Summit) se réunira à Kuala Lampur. Pourtant, dans un contexte stratégique régional qui demeure dominé par les exigences de sécurité, l’émergence d’un pôle asiatique unifié semble peu probable, même si, sur certains dossiers, une préoccupation commune peut s’exprimer et si surtout, au niveau économique, de fortes synergies sont en place.
Car la caractéristique principale de l’Asie aujourd’hui, par-delà les discours officiels sur la "régionalisation" – caractéristique si difficile à appréhender pour une Union européenne habituée soit à un modèle de guerre froide dans une Europe coupée en deux que ne réunissait aucune véritable coopération économique, soit à un modèle de régionalisation d’où toute préoccupation de sécurité entre États membres a disparu –, c’est bien cette complexité qui résulte de la coexistence d’une intégration économique de plus en plus poussée et d’une fragmentation croissante (au sens stratégique du terme) au niveau des intérêts de sécurité et des politiques de puissance.
Le désir d’affirmation sur la scène internationale, la volonté déjà moins partagée de constituer un bloc capable de s’imposer face aux autres grands pôles économiques mondiaux que sont l’Union européenne et les États-Unis, apparaissent en effet comme les seuls objectifs réellement partagés par l’ensemble des puissances régionales qui participeront à la réunion inaugurale de Kuala Lampur. Par cet aspect, le "sommet asiatique" se veut pour certains l’héritier des projets d’East Asia Economic Caucus du docteur Mahathir. Mais ces fondements ne suffiront pas à créer une dynamique commune et à masquer des divergences d’intérêts qui demeurent essentielles.
L’Asie est en effet constituée de pôles multiples dont les interactions déterminent l’évolution de l’ensemble de la zone et de chacun de ses éléments constitutifs, et la principale problématique autour de laquelle se sont organisés les débats avant même la première réunion du 14 décembre, a été celle de la participation et donc en réalité du contrôle, sur un fond de rivalité sino-japonaise qui a largement contribué à orienter les débats et les décisions prises derrière le paravent du leadership de l’ASEAN.
Pourtant, au niveau économique, l’intégration régionale et le poids de la zone sont indéniables. Les 16 nations qui finalement se réuniront à Kuala Lampur et qui regroupent les 10 pays de l’ASEAN, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde, le Japon et l’Australie, représentent 22 % de la richesse mondiale, 30 % du commerce et 50 % de la population mondiale. Mais ces chiffres masquent, même au niveau économique, des différences de développement majeures entre le Japon, deuxième puissance économique mondiale, le Laos ou le Cambodge qui font partie des pays les plus pauvres de la planète, et même l’Inde et la Chine dont les fruits encore modestes d’une indéniable croissance doivent être partagés, dans chaque cas, entre plus d’un milliard d’habitants. Au niveau économique encore, les échanges intrarégionaux croissants sont aussi sources de frustrations, en dépit des multiples formats de zones de libre-échange qui ont été proposés.
Cette "union asiatique" apparaît donc comme très artificielle, l’objectif recherché n’étant qu’une dilution de l’influence des grandes puissances régionales, aucune d’entre elles ne pouvant s’imposer. Les débats qui ont entouré la définition du format ont mis en évidence les divergences profondes qui opposent les grandes puissances entre elles et particulièrement la Chine au Japon et à l’Inde, mais également celles qui divisent les pays de l’ASEAN entre eux, notamment sur la question du positionnement à adopter face à l’Occident en général et aux États-Unis en particulier.
Dans sa recherche d’un leadership asiatique souvent présenté comme un retour naturel à l’histoire, certains analystes chinois mettent en avant une culture et des valeurs communes, qui sont en fait celles d’un monde sinisé, partageant une même écriture et un même champ idéologique autour du confucianisme et du légisme. Il s’agit là de la conception étendue d’une zone d’influence chinoise traditionnelle qui s’étend à la Corée, au Japon et, pour l’Asie du Sud-Est, au Vietnam mais ne va pas au-delà. Par ailleurs, l’ensemble de ces États soumis à l’influence culturelle de la Chine se sont aussi construits en se détachant de l’Empire et n’accepteront pas aujourd’hui la reconstitution d’un système d’allégeance dépassé.
Au contraire, le format élargi du sommet asiatique illustre essentiellement la volonté, de Tokyo mais pas uniquement, d’inclure des puissances d’équilibre face à la Chine dans un jeu d’alliances qui l’emporte de très loin sur une réelle volonté de regroupement régional. L’Inde, soutenue désormais par les États-Unis, et qui y voit aussi le moyen de sortir stratégiquement et économiquement d’un cadre sud-asiatique trop limité, s’est donc jointe au format, de même que l’Australie, intégrée au système d’alliances bilatérales géré par les États-Unis en Asie, en dépit de fortes réticences de la part de certains des États de l’ASEAN et d’un attentisme prudent de la part de la Chine.
Car c’est évidemment sous l’oeil des États-Unis, exclus du format en dépit du souhait de Tokyo, mais omniprésents par le rôle d’équilibre qu’ils continuent de jouer dans la région, que ces tractations ont eu lieu et que l’avenir du sommet asiatique se jouera.

Valérie Niquet, Directeur du Centre Asie

Aucun commentaire: