25.1.06

L'Europe ferme les yeux sur les méthodes de la CIA


LE MONDE | 25.01.06 | 13h56 • Mis à jour le 25.01.06 | 14h07
STRASBOURG ENVOYÉE SPÉCIALE

Le sénateur suisse Dick Marty, chargé par le Conseil de l'Europe de rassembler des éléments sur les allégations de détentions secrètes par la CIA en Europe, ainsi que sur des cas de transferts de prisonniers par avion vers des pays tiers pour y être torturés, accuse les gouvernements européens de ne pas coopérer suffisamment à son enquête. Dans un rapport intérimaire présenté mardi 24 janvier à Strasbourg, M. Marty affirme que des centaines de vols d'avions de la CIA sont passés par des pays européens, et qu'il " n'est tout simplement pas vraisemblable que les gouvernements européens, ou du moins leurs services secrets, n'aient pas été au courant".
La note d'information de M. Marty affirme que les "restitutions" (extraordinary renditions) de prisonniers par la CIA vers des pays tiers, en transitant par l'Europe, "semblent concerner plus de cent personnes au cours des dernières années".
L'enquête de M. Marty avait été déclenchée en novembre 2005, au lendemain de la parution d'un article dans le Washington Post faisant état de " prisons secrètes" de la CIA dans des pays d'Europe de l'Est. L'organisation Human Rights Watch (HRW) a désigné deux pays à ce sujet, la Pologne et la Roumanie, qui ont fermement démenti. Les 46 Etats membres du Conseil de l'Europe ont jusqu'au 21 février pour fournir des informations à l'équipe de M. Marty sur les pratiques de la CIA sur leurs territoires.
Le sénateur reconnaît qu'il n'a pas été en mesure d'apporter des preuves de l'existence de sites secrets de détention de la CIA en Europe. "En l'état actuel des recherches, il n'existe pas de preuves formelles et irréfutables" à ce sujet, relève-t-il. " Néanmoins, il subsiste de nombreux indices (...) qui justifient la poursuite du travail d'analyse et de recherche."

CAMPAGNE "ANTIAMÉRICAINE"

Le rapport conclut à "l'existence d'un système de "délocalisation" et de "sous-traitance" de la torture" mis en place par la CIA dans le cadre des opérations antiterroristes, au mépris du droit international et de la Convention européenne sur les droits de l'homme. M. Marty met en cause les Etats européens, soulignant que "des transferts de détenus vers des lieux où ils seraient soumis à la torture (...) sont intervenus grâce à l'utilisation de leurs infrastructures aéroportuaires".
Lors d'un débat à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, un ancien membre du gouvernement de Tony Blair, le député Denis Mac Shane, a accusé le rapport Marty d'être basé sur des supputations, et de relever d'une campagne "antiaméricaine". Le département d'Etat américain a qualifié le rapport de "vieilles informations présentées dans un nouvel emballage". A Strasbourg, deux parlementaires russes proches du Kremlin ont apporté un soutien appuyé à M. Marty, fustigeant les pratiques de la CIA, alors que la torture et les exécutions sommaires sont monnaie courante en Tchétchénie.
Un représentant de HRW, John Sifton, souligne que l'enquête en cours " ne doit pas être une question d'antiaméricanisme, ni de chasse aux sorcières visant la CIA, mais un problème relevant des Européens eux-mêmes". "Si les gouvernements européens ne coopèrent pas à cette enquête, elle n'avancera pas", ajoute-t-il.
M. Marty a reçu — à la veille seulement de la publication de son rapport — des documents qu'il avait réclamés du centre Eurocontrol pour le contrôle du trafic aérien en Europe, ainsi que des images satellitaires de sites soupçonnés en Pologne et en Roumanie. Il lui faudra du temps pour les analyser. Le commissaire européen à la justice, Franco Frattini, a lancé, mardi, un appel aux 25 Etats membres de l'Union européenne, ainsi qu'aux pays candidats à l'adhésion, pour qu'ils "coopèrent pleinement" à l'enquête.

Natalie Nougayrède
Article paru dans l'édition du 26.01.06

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