24.1.06

Moscou s'attaque aux ONG russes et aux "espions"

LE MONDE | 24.01.06 | 13h19 • Mis à jour le 24.01.06 | 13h40
MOSCOU CORRESPONDANTE

Des espions déguisés en "étudiants", une pierre qui émet et reçoit des "informations codées", des versements de fonds étrangers à des ONG russes : le scénario aurait pu être celui d'une série noire s'il ne s'agissait des révélations faites, dimanche 22 janvier, par les services de sécurité russes (FSB), forts d'avoir démasqué quatre diplomates britanniques en poste à Moscou dans leur activité d'espionnage. Ces hommes ne sont pas menacés d'expulsion, dit le FSB, qui s'est attaché à décrire leurs liens financiers avec des ONG.
Un film, tourné en caméra caché par le FSB puis mis à la disposition des deux chaînes publiques de télévision (Pervy kanal et Rossiia), a été diffusé dimanche 22 et lundi 23 janvier. On y voit des hommes encapuchonnés passer et repasser à côté d'une grosse pierre dans un parc de Moscou. "Des officiels de l'ambassade britannique ont tourné autour de la pierre, dont Mark Doe (le deuxième secrétaire), qui s'y est rendu été comme hiver", a détaillé un commentateur. Selon le porte-parole du FSB Sergueï Ignatchenko, présenté par la télévision aux côtés d'une sorte de "météorite" dont la coupe longitudinale laisse apparaître un émetteur à l'intérieur, "cet espion" était en contact fréquent avec "la pierre émettrice" et était chargé de "financer des ONG".

AMENDES ET CONTRÔLE FISCAL

Le Foreign Office a eu beau protester, les médias russes ont diffusé l'information en boucle, insistant sur les liens sensés unir espions et militants des ONG en vue de la déstabilisation du pays. Les organisations concernées, le Groupe d'Helsinki et le fonds Eurasie, ont été désignées à la télévision, bordereaux de paiements à l'appui, par Sergueï Ignatchenko. La présidente du Groupe d'Helsinki, Lioudmila Alexeeva, a reconnu qu'un diplomate cité avait approuvé le paiement en 2004 d'une subvention de 40 000 dollars dans le cadre des aides qui lui sont allouées et grâce auxquelles elle peut mener ses projets d'observation des droits de l'homme. Pour elle, il faut comprendre cet épisode comme "une tentative de salir une organisation respectée. L'opinion publique est peu à peu préparée à l'idée d'une interdiction de notre organisation, ce que la loi permet désormais."
A Memorial, l'association inspirée par le dissident Andreï Sakharov, les militants ne cachent pas leur inquiétude. "Pour la première fois, un organe de contrôle politique vérifiera si les actions que nous menons sont en conformité avec nos statuts", explique l'historien Arsen Roguinski. La loi suppose une vérification de l'activité des ONG et de l'emploi des subventions reçues à 80 % de l'étranger. Avant même son entrée en vigueur, Memorial, à la pointe de la défense des libertés individuelles et de la dénonciation des crimes perpétrés par les forces russes en Tchétchénie, a connu un contrôle fiscal au printemps 2005. Rien n'a été laissé au hasard, y compris les bols offerts à des vétérans du Goulag à l'occasion de la commémoration du 50e anniversaire du soulèvement du camp de Kenguirski. Le fisc a réclamé le paiement de l'impôt social sur les bols, ainsi qu'une fiche de renseignement détaillée sur chaque bénéficiaire. "Nous avons dû fournir des milliers de documents à l'administration fiscale. Tout cela a pris beaucoup de temps au détriment des activités que nous menons", déplore une comptable. Une amende de 57 000 dollars a été fixée, décision que Memorial conteste en justice.
A quelques centaines de kilomètres de Moscou, une autre ONG est en difficulté. Stanislav Dmitrievski, le fondateur de la Société d'amitié russo-tchétchène de Nijny-Novgorod est accusé d'"incitation à la haine raciale" et encourt cinq ans de réclusion pour avoir publié en 2004 dans son journal, Pravozachtchita, un appel à la paix du président tchétchène Aslan Maskhadov, tué depuis par les forces fédérales. L'accusation est surprenante lorsqu'on songe aux milliers d'organisations extrémistes, racistes et antisémites qui ont pignon sur rue en Russie sans être inquiétées. L'ONG, elle aussi visée par un contrôle fiscal, est menacée de fermeture. Dans l'une des expertises citée au procès, il lui est reproché d'avoir écrit l'adjectif "poutinien" avec "un petit p" et non un grand, ce que recommande pourtant la grammaire. "Les autorités veulent contraindre au silence la seule source d'information fiable sur la Tchétchénie", affirme Oleg Panfilov, militant des droits des journalistes. "On est en train de dire que la liberté d'expression, c'est de l'extrémisme, qu'il n'y a pas de guerre en Tchétchénie et que les journalistes sont des fanatiques", déplore Iouri Djibladze, du Centre pour les droits de l'homme et la démocratie à Moscou.

LA LOI QUI ENCADRE LES ONG

SIGNÉE LE 10 JANVIER
par le président russe, la loi réglementant l'activité des ONG est décrite par l'Occident et les associations de défense des droits de l'homme comme attentatoire aux libertés.

PROMULGUÉE LE 17 JANVIER
La loi n'a pas été publiée au journal officiel avant le 17, au lendemain de la visite à Moscou de la chancelière allemande, Angela Merkel, qui s'en était inquiétée. Elle permettra, entre autres, d'interdire toute ONG dont l'activité peut représenter une menace à "la souveraineté de la Russie, l'indépendance, l'intégrité territoriale, l'unité et l'originalité nationales, l'héritage culturel ou les intérêts nationaux". L'évaluation du degré de menace est laissée à l'appréciation des fonctionnaires du ministère de la justice.


Marie Jégo
Article paru dans l'édition du 25.01.06

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