7.1.06

Qu'y a-t-il dans le gazoduc ?

Point de vue
par Dominique Fache

LE MONDE | 06.01.06 | 13h56 • Mis à jour le 06.01.06 | 13h56

Le contrôle des ressources énergétiques se révèle de jour en jour l'alpha et l'oméga des équilibres mondiaux au XXIe siècle. La crise qui vient d'opposer la Russie et l'Ukraine, et que l'accord du 4 janvier n'a d'ailleurs réglée qu'en partie, en est une illustration parfaite.
La situation critique du transit du gaz russe par l'Ukraine n'est pas nouvelle. Récemment, toutefois, chacun des deux pays semblait s'accommoder de la double dépendance qui les liait — énergétique pour l'Ukraine, de transit pour la Russie. Celle-ci permettait de générer de substantiels profits : le prix du transit du gaz russe était, de loin, la première source de revenus en Ukraine (plusieurs milliards de dollars) et les opérations de "barter" (troc arrangé) pour combler la dette permanente de Kiev permettaient, d'un autre côté, la création de fortunes rapides et conséquentes.
Que s'est-il donc passé pour que la situation dérape à ce point et fasse peser une menace pour la stabilité de la région en même temps que sur les approvisionnements de l'Europe occidentale ?
Rappel des faits : Gazprom est la plus importante entreprise russe et la plus grande firme gazière mondiale par sa production et ses réserves. Après quelques péripéties récentes, l'Etat russe a repris la majorité du capital et la capitalisation boursière s'est envolée ces deux dernières années, en étant multipliée par quatre, malgré un chiffre d'affaires relativement modeste, le quart de celui de Total. Un chiffre qui dépend pour l'essentiel des exportations vers l'Europe centrale et occidentale, laquelle paye le gaz cher et en monnaie "réelle". C'est pourquoi le gazoduc qui traverse l'Ukraine et qui approvisionne l'Europe de l'Ouest — d'une capacité de 130 milliards de m3 par an, soit cinq fois plus que la capacité du futur gazoduc sous la mer Baltique — est aussi primordial pour Gazprom, et donc pour la Russie.
Par ailleurs, chacun sait que les économies post-soviétiques sont particulièrement dévoreuses d'énergie — environ quatre fois plus par point de PIB, à données climatiques constantes. Et ce pour une raison au moins : le prix. Il est, à titre d'exemple, de 31 roubles par mois, soit 1 euro, pour un appartement de deux personnes à Saint-Pétersbourg. Idem à Kiev. Résultat : l'Ukraine consomme plus de gaz que l'Allemagne (77 milliards de m3 par an contre 75) malgré un PIB bien inférieur. Et la consommation propre de Gazprom, pour faire marcher ses compresseurs, est à elle seule supérieure à celle de la France entière !
Dans une Russie qui se tourne vers l'économie de marché, il paraît logique, en théorie, de cesser de faire porter le poids de la subvention sociale aux compagnies énergétiques, surtout si l'on exige qu'elles soient gérées efficacement. En théorie seulement car les "tchinovniki" (fonctionnaires) se méfient des réactions populaires. Il est alors tentant de faire payer les autres, en premier lieu ceux qui, comme l'Ukraine, ont pris quelques libertés avec l'alignement sur la verticale du Kremlin. C'est ce qu'a tenté de faire ce dernier, sans réellement parvenir à ses fins. Car l'accord du mercredi 4 janvier ne règle rien, ou presque. En tout cas pas les risques qui pèsent sur la sécurité des approvisionnements européens, et français en particulier. Nous devons donc tirer les leçons de cette crise, et ce, en nous posant les bonnes questions.
— Aujourd'hui l'Ukraine, demain qui d'autre ? Certes, notre programme nucléaire et la diversité de nos sources (Algérie et mer du Nord) semblent mettre la France à l'abri d'une telle menace. A la mi-novembre, un haut dirigeant de Gazprom déclarait publiquement à Paris que sa société visait déjà 10 % du marché français et qu'elle venait de se voir délivrer par le ministère de l'industrie la licence ad hoc. Comme on disait au bon temps du Politburo : "Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à vous est négociable." D'autre part, les spécialistes savent qu'il n'existe pas de politique énergétique européenne digne de ce nom. Que le soi-disant dialogue entre l'Europe et la Russie est un catalogue de voeux pieux. Et que chacun essaye de tirer son épingle du jeu. En premier lieu l'Allemagne qui, compte tenu de ses réticences vis-à-vis du nucléaire, s'est lancée dans le projet S.E.G. (gazoduc sous la Baltique) en créant un joint-venture avec Gazprom, présidée par l'ancien chancelier Gerhard Schröder.
— Du gaz ? Quel gaz ? Personne ne parle de la consommation aberrante de l'Ukraine. Si elle avait une intensité énergétique proche de celle des pays européens, elle pourrait tout bonnement se passer du gaz russe. Sans agir sur la demande pour économiser, il n'y a pas de solution à long terme. Et ce d'autant que certaines études confidentielles prévoient un possible fléchissement, vers 2009, de la production de Gazprom, qui est basée sur des gisements anciens. Il y a donc un besoin capital d'exploration et de mise en service de gisements nouveaux.
— La gestion elle-même de la crise entre les deux entreprises, russe et ukrainienne, laisse apparaître beaucoup de questions sur leur management, leur culture du secret et leur total alignement sur le pouvoir. On voudrait être sûr que le consommateur européen ne se retrouve pas otage de résidus de pratiques douteuses. Dans ce contexte, le recours à la société de droit suisse RosUkrEnergo choisie comme intermédiaire pour le commerce du gaz entre les deux pays ne rassure guère (son actionnariat serait à regarder de près).
— Enfin, que penser du rôle du président russe, bizarrement propulsé en première ligne ? Ceux qui ont exposé Vladimir Poutine dans cette affaire n'ont objectivement rien fait pour que son image sorte grandie de cette confrontation. Faut-il y voir un signe de premiers courts-circuits au sommet de l'Etat ? Pour reprendre la formule de l'impayable Victor Tchernomyrdine, ex-premier ministre russe, aujourd'hui ambassadeur à Kiev : "On a fait au mieux, mais ça s'est fini comme d'habitude !" C'est-à-dire mal.
En conclusion, je ferai donc trois propositions précises :
1 — La crise a montré la nécessité pour l'Europe de se regrouper pour sécuriser ses approvisionnements via l'Ukraine. Un consortium initié par GDF, avec le soutien d'autres compagnies (y compris Gazprom), pourrait voir le jour. Il assumerait la concession pour une période donnée (12 ans, par exemple) de la gestion des gazoducs — réservoirs compris —, la partie ukrainienne conservant la propriété des installations. Un programme de mise à niveau des infrastructures ferait l'objet d'un crédit de la BERD ou de la Banque européenne d'investissement.
2 — Un programme énergique de réduction de la consommation de gaz, tant industriel que domestique, pourrait être mis en place en Ukraine, avec l'aide d'une task-force européenne.
3 — Enfin, je propose de mettre en place une instance internationale de régulation des conflits liés à l'énergie. Le sommet du G8 prévu à Saint-Pétersbourg en juin prochain, et consacré justement à la sécurité énergétique, semble idéal pour lancer une telle initiative.
Car si l'on peut penser qu'on a évité le pire pour cette fois, on voit aussi combien ce type de crise est porteur de dangers pour la paix et la démocratie.

DOMINIQUE FACHE
Conseil en énergie, Dominique Fache a été notamment PDG de Schlumberger en Ukraine
Article paru dans l'édition du 07.01.06

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