22.1.06

Stephen Walt : "Nous découvrons ce que la puissance américaine peut et ne peut pas faire"

LE MONDE | 21.01.06 | 12h17 • Mis à jour le 21.01.06 | 15h34

Vous êtes favorable à un retrait militaire américain de l'Irak. Dans quelles conditions ?

Il y a des limites à ce qu'une force militaire, quelle qu'elle soit, peut faire, et notamment lorsqu'elle occupe un pays étranger. Que les Etats-Unis n'aient pas réussi dans ce domaine ne signifie pas qu'ils ne soient pas en mesure de peser sur les événements. Les Etats-Unis devraient se retirer d'Irak en se fixant un délai de dix-huit mois. Cela permettrait d'éviter d'affaiblir l'armée américaine et de pousser l'opinion américaine vers une attitude plus isolationniste. Il faudrait présenter cette décision non pas comme un retrait, ni comme un départ, mais comme un repositionnement stratégique.
Nous pourrions rester dans la région avec des forces navales, aériennes, et quelques unités des forces spéciales pour aider les troupes irakiennes. Parallèlement, les Etats-Unis devraient s'engager dans une diplomatie régionale très active visant à rallier le plus de soutiens extérieurs possible afin de préserver un Irak unitaire, sous la forme d'un système fédéral souple, ce qui correspond à nos intérêts. Après notre départ d'Irak, la composante sunnite se débarrassera plus facilement des éléments étrangers djihadistes, que notre présence contribue aujourd'hui à attiser. Se retirer d'Irak permettrait de se débarrasser du terrorisme djihadiste, ou du moins de le réduire de façon significative.

Où cela nous mène-t-il dans ce que le président Bush appelle "la guerre globale contre le terrorisme" ?

Je n'ai jamais aimé cette expression, "guerre globale contre le terrorisme", car elle confère aux terroristes plus de légitimité qu'ils n'en ont. Par ailleurs, une guerre a un début et une fin, alors que nous allons être confrontés à ce problème pendant une longue, longue période. Je pense que les Etats-Unis doivent recentrer leur énergie sur ce problème, plutôt que de tenter de produire artificiellement du changement politique dans différentes parties du monde.
L'opération en Irak nous a écartés de la guerre contre le terrorisme — beaucoup de gens s'en rendent compte, maintenant. En même temps, la menace djihadiste doit être mise en perspective. Tant qu'ils n'ont pas d'armes de destruction massive, les djihadistes constituent certes un danger, une nuisance, mais ils ne menacent ni notre civilisation ni nos modes de vie occidentaux. Leur ambition de créer un califat a peu de chances de se réaliser. Ben Laden n'a pas attiré des millions ni des milliers de partisans. Son message trouve un écho lorsqu'il est antioccidental, antiaméricain, mais le reste de son message ne porte pas.

La cote de popularité de George W. Bush a baissé. Est-ce le signe que les Américains ne se sentent pas à l'aise dans leur rôle de superpuissance ?

Je ne le pense pas. Les Américains sont parfaitement prêts à utiliser la force, à mettre leurs troupes en danger, s'ils considèrent que les intérêts nationaux vitaux du pays sont en jeu. Mais ils ne sont pas prêts à le faire s'ils pensent que ça ne réussira pas. M. Bush a dû travailler dur pour convaincre les Américains (sur l'Irak). Il a dû les tromper, en disant qu'il y avait un lien entre Saddam Hussein et Al-Qaida, que Saddam était en possession d'armes de destruction massive... Tous ces arguments se sont révélés creux et, en outre, l'opération s'est révélée longue, difficile et coûteuse. C'est cela qui explique l'érosion du soutien. Cela ne s'est pas produit lors de la première guerre du Golfe ni pour les opérations en Afghanistan, sur lesquelles il y a eu un large consensus.

La puissance américaine est de plus en plus mal perçue à travers le monde. Comment interprétez-vous ces réactions ?

Il y a trois problèmes. L'Amérique est parfois comparée à un gorille de 500 kg. Il est naturel que le plus puissant pays au monde suscite un certain malaise, car personne ne peut être certain de ce qu'il va faire, et il est évident que ce qu'il fera affectera les autres, d'une multitude de façons. Par ailleurs, il y a des désaccords entre les Etats-Unis et certains de leurs partenaires. Ils portent notamment sur le réchauffement climatique, la Cour pénale internationale, la convention sur les armes biologiques, les façons de parvenir à un règlement du problème israélo-palestinien... Troisièmement, il y a l'hypocrisie : les Etats-Unis ont souvent recours au "deux poids deux mesures". Tous les Etats sont hypocrites par moments. Les Etats-Unis ne le sont pas plus que d'autres. Mais c'est un plus gros problème pour nous, du fait de notre puissance. Cela a été le cas lors des révélations sur la prison d'Abou Ghraib, en Irak, et les possibles transferts de prisonniers vers des pays tiers pour y être torturés... Cela donne aux Etats-Unis une image d'incohérence. Nous exigeons que les autres respectent certaines règles en matière de droits de l'homme, tout en les enfreignant nous-mêmes.
Le paradoxe est le suivant : aussi puissants qu'ils soient, les Etats-Unis ne peuvent se permettre de faire ce qu'ils veulent, en raison précisément de la tendance naturelle des autres à chercher à leur résister. C'est parce que nous sommes si puissants que nous devons agir avec plus de sagesse, de retenue, et avec une meilleure évaluation de la façon dont nous sommes perçus.

Plus de sagesse, cela veut-il dire, selon vous, que la diffusion de la démocratie à travers le monde est quelque chose d'illusoire ?

Cela dépend de ce que vous voulez dire. Si les Etats-Unis se présentent comme un modèle pour encourager les autres à respecter l'état de droit, les pratiques démocratiques, et que cette idée se propage à un rythme acceptable pour les différentes sociétés à travers le monde, d'accord. Mais si exporter la démocratie veut dire envahir des pays, écarter les "méchants" etc., alors nous n'allons pas faire du bon travail. D'ailleurs, personne ne le pourrait. Je crois que nous sommes en train d'apprendre ce que la puissance américaine peut et ne peut pas faire. Elle peut faire beaucoup de choses.
Le pouvoir économique de l'Amérique a beaucoup d'effets positifs dans le monde. Le pouvoir militaire américain a quant à lui un fort effet dissuasif pour les agressions. Il peut être utilisé pour contrer une agression illégale, comme lors de la première guerre du Golfe. Mais une chose que ce pouvoir militaire ne peut pas faire, c'est gouverner des pays. Il n'est pas conçu pour ça.

Le retour au réalisme dont vous parlez, en matière de politique étrangère américaine, est-il lié à ce que disent depuis longtemps les Européens, ou bien est-ce juste l'effet des difficultés rencontrées sur le terrain ?

Plusieurs choses se sont produites. Il y a ce qu'on appelle victory disease, la maladie de la victoire : quand vous enregistrez trop de succès, vous vous attirez des ennuis car vous pensez que vous pouvez faire n'importe quoi. Si on regarde les quinze dernières années, les Etats-Unis ont remporté de nombreux succès. Ils ont gagné la guerre froide, la démocratie et l'économie de marché se sont répandues en Europe de l'Est et dans d'autres parties du monde. Durant cette période, nous avons fait face à des problèmes militaires, dans les Balkans, au Kosovo, ou encore lors de la première guerre du Golfe. Mais ils se sont tous révélés assez faciles. Nous y avons perdu très peu de soldats. Pendant ces années 1990, l'économie américaine a été très performante. On a eu le sentiment que les Etats-Unis pouvaient tout faire, on était magiques !
Et puis est arrivé le 11 septembre 2001. Soudain, il y a eu une combinaison de deux facteurs : les Etats-Unis étaient convaincus qu'ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient, et ils se disaient qu'il y avait un grand problème, là-bas, dans le monde. Au sein de l'administration Bush, un groupe de gens s'est laissé séduire par l'idée qu'ils pouvaient résoudre beaucoup de problèmes de façon très rapide, et sans que cela coûte cher. Il y a eu un sentiment d'hubris, une confiance excessive face au sentiment de menace qui a suivi le 11-Septembre. Et il y a un autre aspect : l'administration Bush, en arrivant au pouvoir, ne pensait pas vraiment que le reste du monde avait quelque chose à apporter en matière de sagesse, de connaissance. Elle pensait qu'elle seule savait comment gouverner le reste du monde. Or personne n'est infaillible, et l'une des choses agréables, lorsqu'on a des alliés, c'est de pouvoir leur demander leur avis. Cela ne veut pas dire que notre politique doit être déterminée par d'autres. Cela veut dire que parfois les conseils de vos amis peuvent servir.

Si l'Europe avait autant de puissance que les Etats-Unis — plaçons-nous dans la fiction — agirait-elle différemment ?

Pas de façon substantielle, non. Elle serait peut-être plus retenue par son histoire. Mais il me semble que, si l'Europe était unifiée et si elle jouissait du même degré de puissance militaire dans le monde, elle se trouverait elle aussi encline à dicter aux autres ce qu'ils doivent faire. Elle succomberait aussi à cette tentation. Avec la puissance, viennent les grandes ambitions. Si la Chine devient plus puissante, elle va commencer à affirmer ses intérêts de façon plus forte qu'au cours des trente, quarante dernières années. C'est inévitable.

Voyez-vous une possibilité pour que les Etats-Unis et l'Europe oeuvrent ensemble à la diffusion de la démocratie à travers le monde ?

Si un règlement du conflit au Proche-Orient doit réussir un jour, il nécessitera que les Etats-Unis et l'Europe collaborent, parce qu'il faudra un programme de reconstruction intense pour l'Etat palestinien. L'Europe a un rôle à jouer. Dans les Balkans et en Afghanistan, nous avons coopéré aussi. En Europe centrale, l'Union européenne a pu peser sur les processus de démocratisation et de réforme économique en offrant aux Etats la possibilité d'adhérer. C'est un formidable outil, plus efficace que ce que nous, Américains, avons essayé de faire au Moyen-Orient.

Stephen Walt est recteur et professeur de relations internationales à la John F. Kennedy School of Government de l'université Harvard. Auteur d'un récent ouvrage sur la puissance américaine (Taming American Power, 2005, Norton). Il a participé, en décembre 2005, à la conférence annuelle du Centre français sur les Etats-Unis de l'IFRI.

Propos recueillis par Sylvie Kauffmann et Natalie Nougayrède
Article paru dans l'édition du 22.01.06

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