13.11.06

Mort de « l'homme sans visage »

De notre correspondant à Berlin PIERRE BOCEV.

Publié dans Le Figaro du 10 novembre 2006

Le 5 mars 1979, l'hebdomadaire Der Spiegel publie un scoop qui met en émoi le monde opaque des services secrets, à Berlin-Est et Moscou sans doute encore plus qu'en Occident. Une photo s'étale sur la une, « l'homme sans visage » ne l'est plus : Markus Wolf, le plus mystérieux et le plus efficace des espions communistes de la guerre froide, y apparaît dans un costume de coupe impeccable, quinquagénaire portant beau et sûr de lui. Le cliché, le premier depuis 1959, avait été pris par hasard l'année précédente à Stockholm, et l'individu, formellement identifié par Werner Stiller, transfuge de la Stasi passé au BND ouest-allemand.
Dans ses Mémoires, « Micha », comme on l'appelait après son exil en Union soviétique, se flatte d'avoir dirigé le service « le plus efficace de tout le continent européen ». Au plus fort de sa carrière, il dirigeait avec une « précision de joueur d'échecs » une armée de 4 000 taupes implantées à l'Ouest, principalement en Allemagne fédérale, cible de choix des gérontocrates de la RDA. Son coup de maître fut l'envoi à l'Ouest de Günter Guillaume qui réussit patiemment à infiltrer le parti social-démocrate, au point de devenir conseiller personnel du chancelier Willy Brandt. Lorsque l'espion hors du commun fut démasqué en 1974, le père de l'Ostpolitik allemande dut démissionner dans un scandale retentissant.
Sans être aussi spectaculaire, l'action clandestine des milliers d'« éclaireurs de la paix » mandatés par la RDA a été, pour Berlin-Est, une source intarissable d'informations sur l'ennemi idéologique. Des nuées de « Roméo » ont sillonné, pendant des décennies, les antichambres du pouvoir à l'affût de secrétaires esseulées qui, sur l'oreiller, trahiraient sans s'en rendre compte. Tout aussi efficaces, des brigades entières de secrétaires féminines, prétendues transfuges de RDA, ont intercepté les courriers secrets, comme Leonore Sütterlin, qui a transmis 3 500 documents classifiés du ministère des Affaires étrangères à Bonn. « Si j'entre dans l'histoire du renseignement, se vantera plus tard Markus Wolf dans ses Mémoires, c'est peut-être pour avoir perfectionné le recours au sexe dans l'espionnage. »
Markus Wolf naît le 19 janvier 1923, fils d'un communiste pur et dur qui, juif, émigre avec sa famille à la prise du pouvoir par les nazis en 1933. La Suisse, la France tout aussi brièvement, puis l'URSS dès 1934. École d'élite des émigrés allemands, bac, études de constructeur aéronautique, stage pour les cadres du Komintern, emploi dans une radio de propagande à Moscou. Au fil des années, l'Union soviétique, dont « Micha » prend la nationalité en 1936, devient sa véritable patrie. À peine la guerre finie, il retourne en Allemagne dans les fourgons de l'Armée rouge pour préparer la prise du pouvoir. Il assiste à la réunion de mai 1945 quand Walter Ulbricht, lui aussi revenu construire l'« avenir radieux », décrète que « tout doit avoir l'air démocratique, mais nous devons tout contrôler ». Wolf, le « jeune loup », en fera, d'une certaine façon, la ligne directrice de sa longue carrière. Laquelle démarre très vite et très fort. Un passage à la radio de Berlin-Est, la couverture du procès de Nuremberg des criminels de guerre nazis, une brève mission à l'ambassade de RDA à Moscou et le voilà, dès 1951, à 28 ans, dans les services d'espionnage que le régime est en train de créer. Il en devient le patron moins d'un an plus tard, et le reste jusqu'en 1986 : un cursus d'une longévité inégalée. Promu général et premier adjoint du redoutable ministre de la Sécurité, Erich Mielke, il tisse ses fils dans l'ombre, mais refuse toute carrière au sein du Parti communiste.
Il demande à être libéré de ses fonctions en mai 1986, peu après l'arrivée au Kremlin de Mikhaïl Gorbatchev dont la « perestroïka » et la « glasnost » naissantes lui inspirent des prises de position modérément critiques à l'égard du régime finissant à Berlin.
À l'approche du dénouement qu'il ne pressent pas, il se met à fréquenter certains dissidents. Il se verrait bien un rôle dans la transition vers un socialisme moins ossifié, moins « déformé » qu'à « l'époque de Staline », mais un socialisme quand même. Le 4 novembre 1989, plus d'un demi-million d'Allemands de l'Est se massent à Berlin sur Alexanderplatz. Markus Wolf y prône les mérites de Gorbatchev, exulte à l'idée que « notre peuple a reconquis lui-même la liberté de parole ». Il se fait huer par la foule.
Objet d'un mandat d'arrêt pour son passé d'espion et de bourreau des traîtres, il fuit l'Allemagne quelques jours avant l'échéance de la réunification de 1990. Direction Moscou, évidemment. Il revient néanmoins en Allemagne, un an plus tard. Condamné à six ans de prison pour haute trahison dans un premier procès en 1993, il reste libre, car la Cour constitutionnelle jugera que les espions de la RDA, alors État souverain, ne sauraient être poursuivis pour avoir servi le régime. Un deuxième procès, en mai 1997, le condamnera à deux ans avec sursis pour séquestrations, contraintes et blessures corporelles. Dans les deux cas, tout comme lorsqu'il devra témoigner dans les procès de ses anciens subordonnés, il refuse de livrer le moindre nom. Une sorte de code d'honneur face à ce qui est, pour lui, « la justice des vainqueurs ». Tout comme il rejette une offre de la CIA de se mettre à table en échange d'une nouvelle identité et d'un exil doré en Californie. Ses Mémoires, publiés à l'origine aux États-Unis à cause de l'interdiction en Allemagne, ne contiennent aucune révélation. Il est également l'auteur d'un opuscule culinaire, « Secrets de la cuisine russe » que Neues Deutschland, « la Pravda allemande » ou ce qu'il en reste, proposait hier encore au prix de 12,90 euros : « Sentez l'odeur des pirojki ! » Pas l'odeur du soufre.

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