29.8.07

Abdullah Gül, nouvelle ère en Turquie

par Sophie Shihab
LE MONDE | 29.08.07 | 13h59 • Mis à jour le 29.08.07 | 13h59

Il est difficile de surestimer l'importance de l'accession à la tête de l'Etat turc, en toute conformité avec les règles démocratiques et conformément à la constitution du pays, d'un proeuropéen éprouvé, issu du mouvement islamiste. Clôturant quatre mois de crise politique ouverte, l'élection au Parlement, mardi 28 août, d'Abdullah Gül à la présidence de la République "laïque et démocratique" de Turquie marque un tournant historique, ouvrant de grandes chances pour la Turquie et toute la région, soulignaient des commentateurs locaux.


Il y a quatre-vingt-cinq ans, Mustafa Kemal Atatürk créait, sur les ruines de l'empire ottoman, siège du califat, une nation turque que ses héritiers ont maintenue, en s'appuyant sur l'armée, dans un cadre de laïcité autoritaire et nationaliste. La Constitution adoptée après le radical coup d'Etat militaire de 1980 enracinait ce système, toujours parlementaire, mais avec une présidence de l'Etat dotée de forts pouvoirs, en plus de ses fonctions honorifiques. C'est ce fauteuil, qui était autrefois celui d'Atatürk, qu'occupe désormais, pour la première fois, un homme qui, dans sa jeunesse, aspirait au retour du califat.

Des représentants du courant religieux et conservateur du pays profond, longtemps réprimé, ont certes pu, à partir de 1950, détenir diverses fonctions de pouvoir, dont la présidence avec Turgut Özal à la fin des années 1980. Mais c'est la première fois qu'un parti représentant ce courant, l'AKP - Parti de la justice et du développement, issu d'une scission moderniste en 2001 du vieux parti islamiste turc -, domine sans conteste, non seulement le Parlement et le gouvernement, mais aussi la présidence, chargée de les contrôler.

Il reste aux vieilles élites kémalistes et à leurs partisans, qui ont manifesté par millions au printemps contre la première candidature d'Abdullah Gül, bloquée par les militaires qui le soupçonnent d'avoir un "agenda islamiste caché", à faire confiance à ces généraux qui jurent de rester les gardiens de la laïcité et de l'unité du pays. Mais face aux 47 % des voix obtenues par l'AKP aux élections législatives du 22 juillet, avancées pour dénouer la crise, et à sa majorité de 61 % au Parlement, l'armée ne peut plus que s'incliner, elle qui se veut l'âme de la nation, respectueuse de la démocratie. Quitte à limiter désormais ses interventions à ses déclarations épisodiques et à des boycottages de cérémonie officielle.

Un tel retrait de l'armée de la vie politique, sans précédent en Turquie, est facilité par le nouveau climat de tolérance qui semble gagner le pays, bouleversé, il y a peu encore, par des assassinats politiques, par les menaces d'intervention militaire contre les Kurdes d'Irak et autres passions nationalistes attisées par le "camp laïc", qui agitait aussi la perspective d'une "saoudisation" du pays si l'AKP accédait à la présidence. Des ténors de ce camp appellent maintenant à tourner la page pour aider M. Gül à tenir sa promesse d'être le président neutre de tout le pays. Lors de l'inauguration du Parlement, les nouveaux élus kurdes nationalistes ont démonstrativement serré la main de leurs ennemis du parti d'extrême droite. Et le premier ministre Recep Tayyip Erdogan s'est excusé d'avoir suggéré à un éditorialiste - dont l'article disait qu'il ne reconnaîtra pas un président "moustachu qui se gratte le ventre", c'est-à-dire à l'image des Turcs du peuple... - de quitter le pays. Une description au demeurant déplacée pour l'économiste parfait anglophone qu'est M. Gül, que même les "laïcs" seraient heureux de voir les représenter à l'étranger... si ce n'était le foulard islamique porté par son épouse. Laquelle a démenti avoir demandé à un styliste viennois de lui proposer une coiffe "modernisée", un sujet dont les médias locaux se sont emparés, délaissant quelque peu - autre signe d'apaisement - les sujets qui divisent le pays.

COMPROMIS OU "GRAND COMBAT"

Il se confirme ainsi que ces divisions furent beaucoup plus le fait des rivalités de pouvoir entre anciennes et nouvelles élites, alors que la population démontre quotidiennement qu'elle a appris à vivre sa diversité, femmes voilées et découvertes se côtoyant souvent dans les mêmes institutions, les mêmes quartiers voire les mêmes familles. Comme toute nouvelle élite, les cadres de l'AKP ont certes encore des pesanteurs - en témoignent des incidents mis en épingle par les médias, tels le "risotto cuisiné au vin" qui indigna un ministre lors d'un dîner officiel, ou les abus de religiosité dans certaines écoles, que l'armée dénonce dans ses communiqués. La compétence manque souvent aussi chez ces cadres provinciaux, mais la direction de l'AKP y veille : M. Erdogan a ainsi fait élire sur ses listes des dizaines de professionnels libéraux venus d'autres horizons, améliorant ainsi sensiblement le niveau général du Parlement, qui en avait grand besoin.

Un progrès d'autant plus nécessaire que cette nouvelle assemblée sera appelée à proposer une nouvelle Constitution, comme le réclamaient en vain depuis des années tous les démocrates du pays. Une Constitution "civile" répondant aux critères européens à la place de la "Constitution militaire" comme est décrite l'actuelle. Ce qui promet encore de vifs affrontements avec l'armée et les tenants de l'orthodoxie kémaliste. Mais beaucoup de tenants de celle-ci, membres du Parti républicain du peuple (CHP), qui reste le premier parti d'opposition, semblent décidés à rompre avec sa direction figée dans un nationalisme anti-occidental, pour former enfin un parti réellement social-démocrate, indispensable à l'enracinement de la démocratie dans le pays.

La réussite de ce projet permettrait aux historiens, à l'avenir, de qualifier "l'époque ouverte le 28 août 2007 d'ère du compromis entre laïcs et religieux, où le voile islamique fut toléré mais jamais imposé, où la Turquie devint plus forte, plus riche et plus démocratique", a estimé l'éditorialiste Mehmet Ali Birand. Son échec, par contre, pourrait, selon lui, marquer le début du "grand combat" entre ces deux composantes de la Turquie, qui deviendrait si faible qu'elle ne pourrait plus résister aux pressions nationalistes kurdes et finirait comme un des "pays divisés" de la région. Un scénario-catastrophe aux yeux des Turcs, souvent obsédés par la menace de désintégration de leur pays. Mais le scénario du succès serait aussi bénéfique pour l'Europe et toute la région, si des partis islamistes, du pourtour méditerranéen par exemple, parvenaient, en évoluant à l'exemple de l'AKP, à forcer l'ouverture politique dans leurs pays respectifs.
Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 30.08.07.

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